Annie Le Brun, éloge de l’ailleurs

Dans Ailleurs et autrement, l’auteure de Du trop de réalité poursuit son combat pour défendre notre droit au rêve, à l’irréalité et à la confrontation
avec les ténèbres qui sont en chacun
de nous.

Laura Alcalaï
  • 7 juillet 2011 abonné·es

« Je sais, l’increvable soleil de la médiocrité n’a pas fini de fasciner. Mais, s’il est un moyen d’y échapper, voire de le combattre, ne serait-ce pas de commencer à regarder ailleurs et autrement ? »* Dès l’avant-propos de ce recueil de chroniques parues dans la Quinzaine littéraire de 2001 à 2006 (auxquelles s’ajoutent quelques interventions, préfaces et conférences récentes), Annie Le Brun nous invite à l’accompagner dans sa lutte pour défendre obstinément, avec une vivacité incroyable et un humour féroce, l’espace du rêve, la vie sensible, le monde des ténèbres et de l’éblouissante lumière de la poésie, de l’art et de la pensée véritable. Elle dénonce les nouvelles normes de la société dominante qui, sous couvert de flexibilité, de légèreté, d’adaptabilité, et même de tolérance, anesthésient la révolte et la liberté pour mieux faire triompher les valeurs économiques du néolibéralisme.

À la définition horizontale du sujet pris dans l’aliénation des réseaux et des connexions en tout genre, elle oppose une « absolue verticalité » qui, partant du plus profond des ténèbres de l’être, s’élève et se relie au genre humain. Face aux agressions du « prêt-à-penser », du « prêt-à-utiliser et à jeter », Annie Le Brun revendique la nécessité absolue de maintenir l’écart, la distance et la différenciation qui obligent au détour par la métaphore, la traduction, la transposition, la pensée discursive et associative, le fantasme et le rêve. Qu’il s’agisse de dénoncer la récupération du mystère et de la passion de la sexualité au profit de la seule performance, dans laquelle « la quantité triomphe chaque jour un peu plus de la qualité »  ; de repérer dans d’infimes glissements du langage — nommés « langue de stretch »  — le mouvement d’étirement qui dématérialise les mots de telle sorte qu’ils peuvent à la fois dénoncer « tous les abus sans jamais remettre en cause ce qui les a rendus possibles »  ; ou qu’il s’agisse encore d’attaquer la mode body-buildée qui, sous le harnachement « de sa carapace de muscles, [oblitère] toute nudité possible »  ; d’établir un audacieux parallèle entre la dévastation de la forêt naturelle — en particulier, l’Amazonie — et celle de la forêt mentale, Annie Le Brun ne cesse d’attirer notre attention sur l’interdépendance du monde vivant et notre responsabilité à œuvrer ici et maintenant au maintien de son harmonie. Fidèle à ses auteurs de prédilection, Sade, Roussel, Jarry, et à la mystérieuse et merveilleuse alchimie des surréalistes, mais vigilante à l’actualité sous toutes ses formes : du « réalisme sexuel » de Catherine Millet aux démons fantasmés de Chantal Thomass, de la beauté des parures de plumes des Indiens aux interrogations sur la French Theory, Annie Le Brun nous livre une approche critique du monde dans lequel nous vivons et nous pensons, nous aimons et nous souffrons, et qui est doublement passionnante du fait qu’elle conjugue l’espace social, politique, économique, culturel et l’intimité irréductible et singulière du sujet.

Pour Annie Le Brun, la globalisation n’est pas seulement un danger économique : sa puissance de nivellement et d’écrasement, sa force persuasive et séductrice, représente une mutilation de l’individu. Dans la vision néolibérale, étayée par les thèses des structuralistes et des déconstructionnistes des années 1960, on voit apparaître un homme nouveau : sujet acritique de son histoire et de son environnement, désymbolisé, déculpabilisé, exilé de sa propre intériorité. Annie Le Brun y reconnaît « une des plus impressionnantes entreprises menées contre la vie sensible », et appelle à « l’insurrection poétique ». Elle dénonce la volonté implicite de ce nouvel opium du peuple de « réduire les plages d’irréalité, les poches d’obscurité, les archipels de ténèbres où la liberté de chacun avait encore quelque chance de se nourrir », d’effacer « toute perspective imaginaire », afin de mieux établir la domination d’une nouvelle forme d’aliénation « où les idées doivent être sans corps, et les corps sans idées ». Après Du trop de réalité (Gallimard, 2001), et Si rien avait une force, ce serait cela (Gallimard, 2010), dont nous avions rendu compte dans Politis (mai 2010), l’essayiste poursuit ici un combat d’une grande cohérence.

Idées
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