Comme une vie sans pain

Dans la Faim, Mohammed El-Bisatie raconte le quotidien difficile et vivant d’une famille pauvre
dans un village égyptien.

Christophe Kantcheff  • 7 juillet 2011 abonné·es

« Les crampes de la faim empêchent de dormir. Encore une heure, et elles s’apaiseront. Elles ne durent pas. Un pincement, un autre, et ça s’arrête. » Il n’empêche. Sakina et sa famille — Zaghloul, son mari, et ses deux fils, Zahir l’aîné et Ragab le cadet — ont les nuits courtes de ceux que la faim tenaille. Quand le sommeil s’est enfui, la famille vient s’installer à l’aube sur la mastaba, la grande banquette de briques adossée à la façade de leur maison. C’est l’endroit le plus vivant, d’où l’on voit un peu de l’animation du village. Sinon, à l’intérieur, rien : la famille est totalement démunie. Comme nombre de personnages de Mohammed El-Bisatie, dans la Clameur du lac, par exemple, ou Derrière les arbres  [^2], deux de ses romans qui précèdent la Faim, qui paraît aujourd’hui.


Mohammed El-Bisatie, un des grands écrivains égyptiens contemporains, a une manière bien à lui de montrer les gens du peuple. Avec de l’humour et sans jouer sur la corde sensible : entre Sakina et Zaghloul, il y a de l’amour, mais il arrive à ces deux-là de ne pas s’épargner, l’indécrottable machisme du mari étant souvent en cause. En outre, El-Bisatie adopte leur point de vue sans caricaturer les autres, ceux qui ont plus de biens, voire ceux qui sont riches.


Ce sont d’eux que dépendent Sakina et Zaghloul pour se nourrir. De leur bon ou mauvais vouloir à les aider, à leur donner du travail. Ce lien de dépendance commence par une sorte de solidarité entre les femmes du village, qui prêtent du pain à Sakina. Mais cette solidarité ne tient que parce que Sakina, quand un peu d’argent est rentré à la maison, rend ce qu’elle doit. Et parce qu’elle n’y revient pas trop souvent. Ensuite, c’est une affaire de conscience de classe, où l’arrogance du dominant ne s’amenuise que si les pauvres peuvent rendre le service qui dépanne. Toutefois, la plupart du temps, la barrière reste, plus ou moins visible.


Pourtant, les histoires que racontent Mohammed El-Bisatie — liées les unes aux autres ou enchâssées, à la manière orientale, dans un roman divisé en trois parties, « le mari », « la femme » et « le fils » — sont belles. Il y est question d’amitié (comme celle qui lie le fils Zahir au jeune Abdallah, mais le père de celui-ci, « professeur à l’école publique », n’en veut pas), ou d’un véritable attachement entre un vieux sur le déclin, plus ou moins abandonné par ses proches, et Zaghloul ou Sakina, qui s’occupent de lui. Mais dès que celui-ci meurt, ils sont remerciés.


Quoi qu’il en soit, Zaghloul et Sakina ne cèdent jamais sur leur dignité. Ils ne sont pas prêts à tout endurer et, en retour, ils attendent de ceux qui leur sont socialement supérieurs une certaine tenue. C’est particulièrement vrai quand Zaghloul se met à suivre un groupe d’étudiants parce que leurs discussions l’intriguent. Sur la politique, par exemple, les étudiants s’indignant de la situation égyptienne et rêvant de révolution ( la Faim a été écrit bien avant le printemps arabe, bien sûr…) : « Il lui semblait qu’ils parlaient d’un pays étranger, un pays dont il n’avait rien à faire. » Cependant, dès que ceux-ci se mettent à évoquer leurs aventures féminines, Zaghloul est déçu. Les propos lui semblent trop prosaïques pour des étudiants. Trop pauvres. Et ça, il n’aime pas.

[^2]: Tous les livres de Mohammed El-Bisatie paraissent en français chez Actes Sud.

Culture
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