Les langoustines ne remuent plus

Si la rentrée est si tôt, c’est qu’il n’y a plus de sortie. La première lettre, issue du préfixe re-, est devenue superflue.

Zacharia Dosseur  • 8 septembre 2011 abonné·es

«Rentrée », littéraire, des ministres, de la téléphonie mobile, de la radio, de la télé, mais avant tout la vraie, la « rentrée des classes », le mot est partout, dit, écrit, depuis plusieurs semaines, comme si le travail des élèves, des parents, des professeurs ne devait jamais s’arrêter : cours, copies, préparations de cours, cours, copies, préparations… Vacances vers le 10 juillet ? Hum, quelques jours, à peine, pas vraiment, car mi-juillet, au supermarché où tu espères enfin acheter charbon, côtelettes et langoustines si arrivage, pour un innocent barbecue en plein air avec quelques camarades, cette banderole fatale, énorme, flotte en orange comme si elle voulait tomber sur toi, t’envelopper, méchante criarde qui te ligote et te replonge déjà dans tout ce que tu dois faire avant le 2 septembre pour être prêt : « Rentrée : les bonnes affaires ! ». C’est d’abord l’odeur de papeterie, la rentrée, qui prend les gens avec leurs listes, les enfants, dans les rayons, cherchant trieurs et lutins au mois de juillet. Les pochettes cartonnées à élastiques et rabats frétillent pour remplacer les pochettes cartonnées à élastiques et rabats de l’année passée…


Si la rentrée est si tôt, c’est qu’il n’y a plus de sortie. La première lettre, issue du préfixe re- qui induit pause, oubli, échappatoire après l’épuisement, pour nous, des examens et autres tâches administratives dévorantes et exponentielles de la fin de l’année, interstice avant de re-prendre, est devenue superflue. Au grand bonheur des bouffeurs de profs, qui les pensent toujours en vacances, sortie et entrée se touchent, le travail incessant remplace l’intelligence de la méditation et du décalage, la dissolution s’est substituée à la reconstitution, l’anxiété au rire, la cloche sonne en même temps l’ouverture et la fermeture de la grille, il n’y a déjà plus de charbon et les langoustines ne remuent plus.


« Promo Rentrée » le 12 juillet, il ne s’agit pas que d’une exploitation commerciale de saison ou, pour nous, de l’habituel et stimulant travail avec les élèves, mais du fait que cela nous travaille, doit nous travailler toujours, au cas où 35 élèves par classe, les heures en plus, les projets, les heures en moins, les professeurs non remplacés, les réunions pour appliquer les « nouvelles réformes », les professeurs non formés, l’accompagnement personnalisé, l’aide personnalisée, les stages de remise à niveau, ça aurait pu faire de nous un tas de fainéants, comme ce gigantesque tas de langoustines sur la glace derrière les copies doubles grands carreaux, grand format, tas devant lequel je me sens de moins en moins à l’aise… au mois de juillet !
– Pas mal, l’agenda !
– Tiens, ils les font à combien les cartouches Waterman ?
– Wouah ! Supers, les classeurs-cahiers-trieurs…


Tout s’est remis en marche qui ne s’était pas vraiment arrêté : est-ce que j’ai bien rempli les livrets des premières STI 4 ? Combien Julien a-t-il pu avoir à l’oral, et Chloé ? J’espère que Steven a pu éviter de lancer des « au final » toutes les trois secondes. J’espère que j’ai bien mis les manuels de mon casier dans le local de la B12. Madison a-t-elle redit que Molière était un grand auteur romantique ? Farid aura-t-il vu la dimension épique du texte de Zola, s’il a pris le commentaire ? Figé dans la musique et l’éclairage glacés des rayons, on se demande, en short, comment sera son emploi du temps, et donc sa vie, quelles classes on aura finalement, si le mardi matin sera bien libre pour pouvoir dîner avec les copains de temps en temps le lundi soir… Tiens, même au sein du délire, des envies de détente : point de vacances cette année.


Hier, 7 septembre, un peu à reculons, après deux jours de réunions des professeurs, de casse-tête et soupe de bonnes paroles creuses répétées ironiquement par ceux qui connaissent le terrain, ne sachant plus trop s’il fallait continuer ce travail ou pas, en regardant un emploi du temps peu compatible avec la vie que j’aimerais, j’ai fermé la porte de la salle A117, et là, dos à la classe, toujours ce même plaisir, alors que je n’avais aucune vocation au départ, de sentir ce moment de silence et de vide avant de me retourner vers les 35 nouveaux visages d’une de mes classes de première. Ce court instant d’incertitude, de vide, le temps de lâcher la poignée de porte et de se retourner, est devenu un espoir d’intelligence, une promesse de savoir, de recherche, d’analyse et de transmission. Vacances d’instants, qui, comme le devraient les grandes, contiennent, dans l’absence de tout travail encore, de tout contact, dans la vacuité, le contact vrai avec les élèves, notre travail, notre engagement et leur enrichissement.


« La Rentrée », c’est enfin le surnom impitoyable qui avait été donné à une fille du collège où j’étais élève, en province. Malingre, introvertie, chétive, elle promenait, entre ses mèches brunes, une angoisse et une tristesse de solitaire dans les couloirs et la cour. J’espère qu’elle a pris congé du recroquevillement, qu’elle a pu se défaire du flux incessant de malaise qui l’avait encoquillée. Pause d’elle-même, j’espère qu’elle s’en est sortie, qu’elle s’est déployée.

Digression
Temps de lecture : 5 minutes