Schiste : la ferme du malheur

Reportage – Depuis quelques années, un couple de paysans du nord de Fort Worth, au Texas, subit toute la gamme des catastrophes et désagréments possibles causés par l’exploitation du gaz de schiste.

Xavier Frison  • 30 septembre 2011
Partager :
Schiste : la ferme du malheur
© Photos : Xavier Frison (sauf réservoir d'eau : Larry Kelleher)

Passer le portail de la ferme de Mary et Larry Kelleher, deux paysans du nord de Fort Worth, c’est un peu comme débarquer dans l’arche de Noé. Chevaux, vaches, porcelets duvetés de trois jours, moutons, poulets et chiens de toutes tailles vivent leur vie sans dieux ni maîtres dans la grande propriété ouverte derrière la belle maison de pierre du couple. Tiens, voilà une poule qui, après une tentative d’incursion dans la cuisine sous le regard affligé du vieux chat, pond deux oeufs sur le rocking chair de la terrasse. « Après l’inondation, les animaux n’ont eu d’autre choix que de se replier près de la maison, bâtie sur un petit monticule de terre. Ils ont pris l’habitude des lieux » , explique Mary dans un lumineux sourire.

Illustration - Schiste : la ferme du malheur

En achetant cette exploitation en 2003, elle et Larry connaissaient le risque d’inondation du terrain dû à la présence d’une rivière toute proche. Il y eut d’ailleurs plusieurs débordements, gérés tant bien que mal, mais sans casse majeure. Ce que le couple ignorait, c’est que la société Enterprise Company était en train de construire discrètement un pipeline de gaz entre la rivière et la propriété. Avec la complicité passive de la Texas railroad commission, l’organisme public censé réguler la construction des pipeline, à la solde de l’industrie gazière. Or, quand le 8 septembre 2010, une nouvelle crue fait déborder la rivière, la surélévation de terrain nécessaire à la construction du tuyau d’acheminent du gaz empêche l’évacuation de l’eau, qui se retrouve coincée sur les terres des paysans. Il faudra trois mois pour que le sol absorbe l’immense quantité d’eau prise au piège. Plus surprenant, contrairement aux précédents événements similaires, des animaux meurent pendant l’inondation : des moutons, mais aussi des poissons retrouvés sur le flanc et des canards, pourtant dans leur élément. Il faut dire qu’au-dessus du tracé du pipeline, l’eau produit d’étranges bulles sans discontinuer…

Deux mois avant ce sinistre épisode, le « pipe » avait déjà fait parler de lui. Une énorme fuite survient le 17 juillet 2010, projetant dans l’air une matière vaporeuse et sombre pendant trois longues heures :

Sûrement pas de la seule vapeur d’eau, comme le prétendra Enterprise Company. « Nous avons demandé des comptes à la société , explique Mary. Ils se sont contenté de nous envoyer des documents écrits truffés de mensonges ! Ils prétendent que la fuite était prévue, que la police avait été prévenue. J’ai vérifié auprès de la police, c’est totalement faux. Et le jour du drame, on voyait bien que c’était la panique parmi le personnel qui travaillait au pied du pipeline. » Ni les forces de l’ordre, ni la ville n’investigueront plus avant. Affaire classée.

Illustration - Schiste : la ferme du malheur

Autre pipeline, autre scandale : en 2008, la ville de Fort Worth mandate la société Chesapeake pour transférer l’eau souillée de centaines de produits chimiques ayant servi à la fracturation hydraulique des puits vers les terrains où, selon la méthode texane qui rappelle l’enfouissement des déchets nucléaires, celle-ci sera tout simplement « stockée » à des centaines de mètre sous terre… en théorie. Le long de la route qui longe le terrain des Kelleher, au tout début de la construction de cet autre pipeline dans le voisinage, quand les tubes étaient encore visibles au-dessus de la terre ferme, Larry a l’idée de suivre son tracé, pour voir où mène l’étrange serpent noir. Surprise, il se déverse dans… un réservoir d’eau publique (photo) de la ville ! Une eau destinée à passer par une station d’épuration ; sauf que lesdites stations ne sont en aucun cas prévues pour filtrer des produits chimiques aussi divers et dangereux que ceux contenus dans les déchets de la fracturation hydraulique. Pris la main dans le sac, Chesapeake écopera d’une amende de 10 000 malheureux dollars. Autant dire une peccadille en regard des millions engrangés chaque jour par la société sur la seule commune de Fort Worth.

La complicité des autorités et l’opacité totale qui règne autour de la gigantesque galerie souterraine de pipeline dans la ville, véritable toile d’araignée remplie de gaz et de déchets toxiques, posent d’énormes problèmes de sécurité. Ainsi, la Texas railroad commission autorise les entreprises spécialisées à présenter des cartes de tracés précis à… 300 pieds près, soit plus de 90 mètres !

Illustration - Schiste : la ferme du malheur


Carte de détail (20 km2) des pipelines et forages à Fort Worth. Source : Texas Railroad Commission

Percer son sol pour y construire un abri, planter un panier de basket ou une balançoire devient risqué : selon les chiffres officiels, plus de 60 % des incidents relevés sur les pipelines l’an dernier à Fort Worth sont le fait d’une méconnaissance de localisation.

Illustration - Schiste : la ferme du malheur

Retour sur les terres des Kelleher. Juste derrière Larry affairé à attraper un mouton au lasso, bordant le côté opposé du pipeline responsable de la crue de septembre 2010, une « tête de puits » de gaz de schiste trône discrètement. L’origine de tous ces problèmes, c’est lui.

Illustration - Schiste : la ferme du malheur

En 2006, un commercial débarque sur la propriété, avec un chèque de 3 600 dollars et des promesses de juteuses royalties, qui se résumeront à 20 dollars versés en cinq ans. En échange, la firme XTO gagne le droit d’exploiter le sous-sol du terrain. Procédé classique. Mary et Larry, alors vierges de toute connaissance sur le gaz de schiste et la fracturation hydraulique, se laissent embobiner par la promesse d’une rentrée financière supplémentaire et bienvenue.

<img5614|center>Le reportage publié sur notre site (et en partie dans Politis ) est le premier projet financé dans le cadre de la plateforme J’aime l’info, lancée par rue89. Objectif de cette association à but non lucratif : permettre aux internautes de financer des projets originaux soumis par plus de 120 médias indépendants.

Le reportage de Politis a su convaincre treize contributeurs qui ont reçu des newsletters avant, pendant et après le reportage. Nous vous informerons d’un éventuel prochain projet de la rédaction. En attendant, de belles initiatives restent à soutenir sur jaimelinfo.fr.

On connaît la suite mais le calvaire ne serait pas total sans les maladies et désagréments physiques endurés depuis l’arrivée du puits. Par les hommes et les bêtes. Si les Kelleher ne boivent plus que de l’eau en bouteille, les animaux n’ont d’autre choix que de boire l’eau du robinet. « Nous avons entre 50 et 60 moutons , détaille Larry. Ils n’avaient jamais été malades depuis que nous sommes installés ici. » Mais ces deux dernières années, « un petit est né avec un trou dans l’estomac , continue Mary. Un autre avec les intestins en dehors du corps. Je n’ai pas pu prendre de photos tellement c’était horrible. » Un troisième ovidé naît même hermaphrodite. Chez les poules, c’est l’hécatombe. L’an passé, plus de cent d’entre elles ont péri ; les autres souffrent de tic neurologiques, de difficultés respiratoires, de suintements des yeux.

Les hommes ne sont pas épargnés : « On sait quand le puits fonctionne , explique Mary. Il y a alors une très forte odeur, comme du chlore à haute dose. Un jour, cela a été tellement fort que nous avions le nez qui brûlait littéralement. » Et puis il y a les maladies graves, pour lesquelles il est évidemment très difficile d’établir un lien direct avec les forages. Mais les coïncidences s’accumulent. Une employée du couple de moins de 30 ans souffre de cancer depuis deux ans. Une voisine combat un cancer du sein qui s’est déclaré au même moment. Ce type de cancer connaît par ailleurs un développement très inhabituel dans la région (lien étude de Sharon Wilson). Contactée à de multiples reprises par Mary, XTO fait la sourde oreille et estime que tout va bien. L’espoir, pour les Kelleher, réside dans une étude sur la qualité de l’eau réalisée sans lien aucun avec la question du gaz de schiste sur le site, avant le forage et les pipelines, en 2003. L’Université du Texas vient juste de réaliser de nouveaux prélèvements, qui permettront de comparer les données avant et après forage. Une enquête rarrissime dans la région, dont Mary et Larry attendent les résultats avec impatience. Et une pointe d’inquiétude.

Écologie
Temps de lecture : 8 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don