Comment émerge une conscience de classe

Réédition d’un ouvrage majeur, fresque et analyse sociale du monde ouvrier anglais.

Olivier Doubre  • 10 mai 2012 abonné·es

Le lecteur des romans de Charles Dickens ou d’Émile Zola ressent généralement une grande révolte devant la pauvreté et la terrible exploitation qui frappent, à l’heure de la révolution industrielle, le prolétariat français ou anglais. La lecture de la Formation de la classe ouvrière anglaise pourrait bien faire passer les malheurs d’Oliver Twist ou des personnages de la Bête humaine pour de douces historiettes (à caractère social). On est en effet frappé par l’extrême violence qui entoure les rapports sociaux, les conditions de travail et surtout d’encadrement des ouvriers britanniques, de leurs femmes et de leurs enfants, exploités jusqu’à seize heures par jour dans les manufactures ou les ports de l’Angleterre du XIXe siècle.

Maître livre d’Edward P. Thompson, l’un des leaders – assez peu orthodoxe – de l’école historique marxiste aux côtés notamment d’Eric Hobsbawm, la Formation de la classe ouvrière anglaise décrit le développement de l’industrie et, plus largement, du capitalisme outre-Manche à partir de la fin du XVIIIe siècle, aux dépens d’une classe sociale pas encore « formée », issue au départ de la paysannerie et des bas quartiers des villes.
Cette réédition constitue un petit événement éditorial [[Traduit de l’anglais par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, préface de François Jarrige, présentation de Miguel Abensour.
]]. Paru en 1963 à Londres chez Victor Gollancz, l’éditeur communiste anglais, ce livre majeur n’avait été traduit en français que très tardivement, en 1988. Soit au moment où l’histoire ouvrière est, en France, en plein recul, notamment sous les coups de la position dominante de François Furet au sein de la discipline. Sa réception sera donc on ne peut plus discrète, l’œuvre restant, comme l’écrit l’historien Nicolas Hatzfeld dans une remarquable critique du livre [^2], « pour l’essentiel prise dans une estime distante ».

Or, cet ouvrage est d’abord une grande fresque de l’histoire de la classe ouvrière anglaise, qui, au contraire d’un certain marxisme scientifique qui en fait le produit quasi automatique d’un déterminisme historique dû à l’avènement du capitalisme, s’attache à construire une histoire sociale « par en bas », celle de la multitude des dominés. Une histoire conçue comme le combat ininterrompu pour l’émancipation. L’histoire de la « formation », ou de l’éternelle « recomposition », d’une classe issue des processus qui permettent la constitution de groupes de travailleurs et de solidarités dans les luttes collectives. Longtemps négligée en France, cette œuvre majeure d’E. P. Thompson va pourtant fortement imprégner le courant des subaltern studies, qui veut faire l’histoire de ceux qui sont habituellement marginalisés, voire ignorés, par l’historiographie dominante, nationaliste ou même marxiste traditionnelle (centrée sur les mouvements syndicaux, politiques ou leurs leaders). Un courant qui reste trop minoré en France.

[^2]: « Lire E. P. Thompson. Retour sur la formation de la classe ouvrière à l’heure de sa (prétendue) disparition », Nicolas Hatzfeld, la Revue des Livres (voir ci-contre).

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »
Entretien 5 novembre 2025 abonné·es

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »

Des millions de personnes dans les rues, un pays bloqué pendant plusieurs semaines, par des grèves massives et reconductibles : 1995 a été historique par plusieurs aspects. Trente ans après, la politiste et spécialiste du syndicalisme retrace ce qui a permis cette mobilisation et ses conséquences.
Par Pierre Jequier-Zalc
1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique
Analyse 5 novembre 2025 abonné·es

1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique

Le mouvement de 1995 annonce un retour de l’engagement contre la violence néolibérale, renouant avec le mouvement populaire et élaborant de nouvelles problématiques, de l’écologie à la précarité, du travail aux nouvelles formes de solidarité.
Par Olivier Doubre
Qui a peur du grand méchant woke ?
Idées 29 octobre 2025 abonné·es

Qui a peur du grand méchant woke ?

Si la droite et l’extrême droite ont toujours été proches, le phénomène nouveau des dernières années est moins la normalisation de l’extrême droite que la diabolisation de la gauche, qui se nourrit d’une crise des institutions.
Par Benjamin Tainturier
Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »
Entretien 29 octobre 2025 libéré

Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »

Spécialiste du mouvement ouvrier français et du communisme, l’historien est un fin connaisseur des divisions qui lacèrent les gauches françaises. Il s’émeut du rejet ostracisant qui les frappe aujourd’hui, notamment leur aile la plus radicale, et propose des voies alternatives pour reprendre l’initiative et retrouver l’espoir. Et contrer l’extrême droite.
Par Olivier Doubre