Paranos de l’islamisation

Raphaël Liogier décrypte la vision occidentale des musulmans en Europe, nourrie de préjugés et de fausses assertions.

Olivier Doubre  • 8 novembre 2012 abonné·es

Le 3 février 2011, le magazine le Point, dirigé par Franz-Olivier Giesbert, titrait sur la photo d’une jeune femme voilée brandissant un drapeau français : « Le spectre islamiste ». Le titre du numéro de cette semaine, avec le cliché d’une femme voilée ne laissant cette fois voir que ses yeux, est : « Cet islam sans gêne », avec en sous-titre, « Hôpitaux, cantines, piscines, jupe, programmes scolaires… ». On ne compte plus les couvertures, éditoriaux ou articles (outre le Point, dans l’Express, le Figaro Magazine, etc.) nous mettant en garde contre le « danger islamiste ». Quand ce n’est pas tout simplement « l’invasion » des musulmans qui guetterait l’Europe et l’Occident tout entier. Sans oublier les pamphlets aux ficelles grossières et faits déformés ou tronqués sur le « complot islamiste » déjà à l’œuvre contre nos sociétés européennes…

Cette propagande produit, semble-t-il, les effets escomptés par ses prescripteurs. Les sondages « démontrant » les craintes des Français vis-à-vis de cette religion sont eux aussi légion, bénéficiant à chaque fois d’une large publicité. C’est donc peu dire que le livre de Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et directeur en son sein de l’Observatoire du religieux, est salutaire, venant déconstruire ce « mythe de l’islamisation ». Son ouvrage était sans aucun doute attendu par beaucoup de gens, pour le moins agacés devant cette véritable « obsession », dont la cible est, ô courage, est une des minorités les plus discriminées et défavorisées de nos sociétés européennes. Mais il est d’abord un véritable travail scientifique, chiffres et textes à l’appui, qui, sans ignorer les dangers de certains réseaux intégristes, remet en perspective les faits et les données disponibles sur les musulmans installés en Europe. En commençant par s’interroger sur leur nombre réel, dans un chapitre implacable, « L’islam, combien de divisions ? », qui vient démonter « les chiffres de la terreur » et les « projections apocalyptiques » sans cesse avancées sur la « menace démographique musulmane ». Toujours prompts à défendre la raison occidentale, éditorialistes et journalistes en croisade contre cette supposée islamisation galopante n’hésitent pas à donner des chiffres « grossis, mis en scène, détournés de leur contexte, avant d’être repris comme des “informations” sur Internet mais aussi dans des débats prétendument sérieux ». Au point de devenir des « évidences », faisant croire à 76 % de Français (d’après un sondage Ifop de décembre 2011) que « l’islam progresse trop en France ». Raphaël Liogier souligne comment ces écrits et déclarations parviennent à diffuser cette « vision obsédante du “trop de” musulmans »  : « Quelles que soient les sensibilités idéologiques, libérale et pro-américaine ou nationaliste et anti-américaine, l’intrigue centrale se résume à raconter l’histoire anticipée de la mort de l’Europe, son avancée vers le néant. »

Mais, au lieu de dénoncer simplement ces multiples travestissements des faits, en particulier dans les médias [^2], l’auteur se livre à une analyse rigoureuse à partir des données démographiques officielles de chaque État. Alors que circulent sur Internet des chiffres selon lesquels pas moins de 50 millions de musulmans habiteraient dans l’Union européenne (et, à cause d’un taux de natalité exceptionnellement haut « du fait de » leur religion, seraient censés doubler d’ici à vingt-cinq ans environ), il souligne que leur nombre est en réalité compris entre 12 et 16 millions d’individus (sur près de 500 millions au total), soit entre 2,4 % et 3,2 % de toute la population de l’Union. Quant à leur formidable taux de natalité supposé, qui tend à faire admettre une potentielle « bombe démographique », instrument d’un « djihad nataliste », il est non seulement équivalent à celui des autres Européens, mais, dans les pays du Maghreb, ce taux a également chuté considérablement depuis une décennie. À tel point qu’il est, là encore, sensiblement le même qu’en Europe. Seuls les taux de natalité des pays (musulmans) d’Afrique subsaharienne demeurent élevés… C’est donc, comme toujours, bien davantage le niveau de développement qui influe sur la natalité que la religion ! Balayant sans équivoque cet hypothétique péril démographique, Raphaël Liogier, plus largement, démonte un à un les fantasmes d’une islamisation croissante, fondés sur le spectre du « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington. Cet ouvrage est ainsi l’une des premières réfutations en règle de cette « paranoïa », qui explicite ce « besoin » actuel, de la part d’une Europe en fait « nostalgique de sa gloire passée », d’un nouvel « ennemi musulman ». À lire d’urgence, pour se départir d’une intoxication aujourd’hui bien ancrée dans les esprits.

[^2]: L’auteur rappelle que ce travail a déjà été fait par Thomas Deltombe, cf. l’Islam imaginaire. La Construction médiatique de l’islamophobie en France (1975-2005) , La Découverte, (2005), Poche/Essais, 2007.

Idées
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