Les bons sentiments coloniaux de la gauche

Jean-Louis Marçot analyse les alibis idéologiques de l’entreprise coloniale française.

Denis Sieffert  • 10 janvier 2013 abonné·es

Des générations d’écoliers ont appris que la colonisation de l’Algérie était une sorte d’accident de l’histoire. La conséquence de l’emportement du dey d’Alger, qui souffleta de son chasse-mouches le consul Deval, un certain 30 avril 1827. L’événement eut bien lieu, en effet, mais dans un contexte précolonial qui trahissait déjà les convoitises françaises.

La somme que nous propose Jean-Louis Marçot dépasse de beaucoup l’histoire événementielle. À l’appui d’une foule de documents, l’historien tisse surtout la toile de fond idéologique de l’entreprise coloniale. Ce n’est pas tant l’offensive militaire de 1830 – et ses étapes successives jusqu’à la conquête de tout le territoire algérien – qui intéresse ici que la façon dont la société française s’est accommodée de la colonisation, quand elle ne l’a pas justifiée au nom de grands principes civilisateurs et de la vertu républicaine. Des principes dont Marçot trouve l’origine jusque chez l’insoupçonnable Condorcet, qui évoquait déjà en 1795 ces « peuples nombreux qui ne semblent attendre pour se civiliser que d’en recevoir de nous les moyens ». L’argument démographique utilisé sous la Révolution, par Talleyrand notamment, resurgit aussi avec force. On expatrie un trop-plein de population en quête de travail. Pour l’écrivain Alexandre Colombel, il s’agit à la fois d’ouvrir au peuple colonisé « la route du progrès » et d’occuper une main-d’œuvre de bagnards et de pénitents en tout genre. Au fil des années, c’est à peu près toute la gauche qui rallie ce que Marçot appelle l’idéologie « coloniste ». La plus belle justification, si l’on ose dire, est peut-être celle des saint-simoniens : faute d’avoir réussi à fonder la société idéale en France, ils se proposent de transformer l’Algérie en terre d’expérimentation sociale. On perçoit l’idée sous-jacente selon laquelle la page de l’histoire algérienne serait blanche, et les autochtones sans culture ni traditions, donc malléables à souhait. Car voilà bien la constante de toute pensée coloniale. Qu’elle fût de gauche, c’est-à-dire habillée de vertu, ou de droite, c’est-à-dire ouvertement raciste, elle tient toujours le peuple colonisé pour quantité négligeable.

L’auteur nous montre aussi l’évolution des idéologies à travers l’aventure de personnages comme le fouriériste Adrien Berbrugger, qui crée à Alger un phalanstère, sorte de coopérative qui transcenderait la question coloniale. Illusion ou hypocrisie ? Le mérite de l’ouvrage de Jean-Louis Marçot, outre la richesse de sa documentation, est de souligner que l’idéologie de la gauche colonialiste n’était pas seulement, comme on le croit généralement, le produit monolithique du républicanisme façon IIIe République, mais le résultat d’un vaste consensus où se mêlaient utopies et justifications économiques et culturelles.

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