Comment l’anacoluthe a failli changer ma vie

Tous ces hiatus verbaux parsèment un peu de piquant linguistique dans mon esprit, mais pas de quoi bouleverser une existence. Pourtant, un jour…

Marie-Édith Alouf  • 9 mai 2013 abonné·es

Dans une précédente digression, « Mon stylo rouge mental » (voir Politis n° 1235), je vous avais parlé de la faute que je chéris entre toutes : l’anacoluthe, que mon Petit Robert définit comme une « rupture ou discontinuité dans la construction d’une phrase ». Ce qui me plaît particulièrement, dans les anacoluthes, c’est qu’elles comportent à la fois un sens évident (celui que leur auteur a voulu donner à sa phrase) et un sens absurde (celui découlant de la stricte réalité grammaticale). Et moi, ce qui me fait bicher, c’est de les envisager au pied de la lettre, histoire de mettre un brin de surréalisme dans ma vie trop cadrée. Et je m’amuse souvent puisqu’il en pleut à longueur de journaux télévisés, d’émissions de radio et d’articles dans la presse. C’est bon d’avoir des petits loisirs pas chers.

Ainsi, dans un article de Libération consacré à Stéphane Hessel au moment de sa disparition, pouvait-on lire ceci, qui m’a été signalé par mon rabatteur d’anacoluthes personnel : « Parti en Sicile pour de courtes vacances, un gros coup de fatigue vient lui rappeler que […] le corps estime avoir droit à quelque repos. » Ah bon ? Mais, avant de partir en Sicile, le gros coup de fatigue de Stéphane Hessel avait-il posé ses congés dans les conditions définies par la convention collective des coups de fatigue ? Et, une fois sur place, a-t-il au moins pensé à lui envoyer une carte postale ? « Mon cher Stéphane, il fait beau en Sicile et je me repose. Ton gros coup de fatigue qui t’aime. » De même, sur Internet, mon rabatteur (qui a le mérite d’être multimédias) a lu ceci, aussitôt renvoyé vers mes services : « Enceinte de trois mois, l’accident aurait pu virer au drame. » Bon sang, mais à quoi peut bien ressembler un accident enceinte de trois mois ? À un gros paquet d’ennuis ? Et de quoi peut-il bien accoucher ? D’une paire de béquilles ? D’une triple fracture ? Puisqu’on est dans les accidents, il y a aussi les innombrables « Blessé à la jambe [ou au poumon, au thorax, à la vésicule biliaire, au sourcil droit, tout ce que vous voulez], ses jours ne sont pas en danger », qui m’incitent à des réflexions sans fin. Si les jours de l’accidenté ont des jambes, ses nuits ont-elles des bras ? Des bras de Morphée, peut-être ? Parfois, l’anacoluthe peut se montrer rafraîchissante. Ma fille (qui avait alors l’excuse de ses 6 ans) m’avait un jour donné cette information en sortant du centre de loisirs, alors que je m’étonnais de voir un petit tas de verre devant la porte : « En faisant de la peinture, un carreau s’est cassé. » Et je m’étais plu à imaginer ce balourd de carreau tentant maladroitement de saisir un pinceau et se brisant comme un idiot mal dépoli (ras-le-bol, je me casse ! dit le carreau).

Bref, tous ces hiatus verbaux parsèment un peu de piquant linguistique dans mon esprit saturé d’informations, mais pas de quoi bouleverser une existence, vous en conviendrez. Pourtant, un jour, une anacoluthe a bien failli changer ma vie. C’était le jour du pot de départ en retraite de mon père, il y a une quinzaine d’années. Dans la foule qui se pressait autour du buffet, j’ai avisé une jeune femme qui ressemblait furieusement à ma sœur aînée (à qui, soit dit en passant, je ressemble également beaucoup : normal, on est sœurs). Même chevelure brune, même nez oriental, même silhouette plutôt menue. C’était vraiment étonnant. Interrogeant un convive de ma connaissance, j’ai appris qu’elle était la dernière assistante de mon père. J’étais en train de me demander si, pour lui, « sosie de mes filles » était un critère de recrutement, venant juste avant la maîtrise du logiciel Excel et juste après l’absence de condamnation pour meurtre, quand la demoiselle en question s’est dirigée vers moi, un franc sourire aux lèvres, sachant manifestement qui j’étais. Et là, me tendant la main, elle a déclaré : « En tant que fille de votre père, je tenais à vous saluer. »

Nom d’un participe passé, tout s’explique ! J’ai donc une sœur cachée ! Mais quand ? Mais où ? Mais avec qui ? Et pourquoi ne m’a-t-on rien dit avant ? Comme dans ces rêves qui durent une microseconde mais où il se passe une foule d’événements, je me suis vue lui ouvrant grand les bras et m’exclamant : « Bienvenue dans la famille, ô, ma sœur, et rattrapons le temps perdu ! » (Parce que « hors de ma vue, atteinte à l’honneur des familles ! », par exemple, serait un peu moins mon style.) Cette échappée mentale n’a duré que le temps d’une accélération cardiaque et de quelques entrechocs neuronaux. J’ai pu bredouiller une politesse sensée, dans un genre plus convenu, et reprendre le cours de ma vie de benjamine d’une famille traditionnelle. Il n’empêche que cette phrase de la jeune femme brune revient souvent frapper à la porte de ma mémoire. Et chaque fois… comment dire ? Le trouble opère.

Digression
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