Vivre dans l’enfer de la police de Pinochet

Arrêtée et torturée, Luz Arce est devenue, pour survivre, agent de la police politique chilienne. Un témoignage unique.

Olivier Doubre  • 5 septembre 2013 abonné·es

C’est un livre terrible. Insoutenable la plupart du temps. Mais, avant d’aborder le contenu du témoignage de Luz Arce – le « seul que l’on possède (et que l’on possédera sans doute jamais) sur les arcanes de la répression politique au Chili », prévient dans sa préface son traducteur, Bernardo Toro –, il me faut raconter une anecdote. Un ami réfugié chilien, fils d’un dirigeant syndical assassiné peu après le coup d’État du 11 septembre 1973, en voyant le livre, me confie : « C’est elle qui a dénoncé mon cousin. […] Je ne peux pas lui en vouloir, je ne sais pas ce que j’aurais fait à sa place… » Cet aveu plein d’empathie donne à comprendre la complexité de la situation de Luz Arce et de tous les militants torturés. Car rares sont ceux qui ont pu résister à la violence de la répression au Chili.

Jeune militante socialiste et membre de la garde rapprochée du président Allende, Luz Arce est nourrie d’espoir en 1973. En dépit des rumeurs incessantes de coup d’État, des menaces et des actions violentes des groupes paramilitaires d’extrême droite, des manœuvres de l’opposition pour déstabiliser l’Unité populaire au pouvoir, elle croit en la construction d’un Chili nouveau, fait de justice sociale et de liberté. Au matin du 11 septembre, tout s’effondre. Elle tente bien d’organiser un îlot de résistance, mais finit par rentrer chez elle, à la suite d’un camarade ouvrier qu’elle voit s’éloigner, en larmes : « C’était l’image même de la défaite » … Après quelques semaines d’abattement et d’hésitation – elle a un fils de 5 ans –, elle décide finalement d’entrer dans la résistance clandestine, qui a bien peu de moyens. Après quelques mois, elle est arrêtée. Commence alors un long supplice, de tortures en viols à répétition. La tristement célèbre police politique finit par proposer un marché à Luz Arce. Elle craque : « Il fallait collaborer avec la Dina ou mourir. Moi, je voulais vivre. » Elle va donc travailler à faire arrêter et disparaître, au sens premier du terme, ses anciens camarades. En envoyant les autres en enfer, elle vit elle-même un enfer. Elle pourra finalement quitter la Dina en 1980, non sans devoir se cacher, changer maintes fois d’identité. Elle frôle la folie, se réfugie longuement dans le mutisme, avant de trouver une issue dans la foi catholique. Condamnée à mort par les deux camps à la fin de la dictature, Luz Arce témoigne à plusieurs centaines de procès contre les hauts gradés de la Dina. La parution de son témoignage en 1993 trouble profondément la société chilienne. Les premiers à lui pardonner seront cependant les rescapés de la dictature. Comme cet ami chilien, à Paris depuis près de quarante ans.

Idées
Temps de lecture : 2 minutes

Pour aller plus loin…

La gauche et la méritocratie : une longue histoire
Méritocratie 17 décembre 2025 abonné·es

La gauche et la méritocratie : une longue histoire

Les progressistes ont longtemps mis en avant les vertus de l’école républicaine pour franchir les barrières sociales. Mais le néolibéralisme dominant laisse peu de chances aux enfants des classes populaires de s’extirper de leur milieu d’origine.
Par Olivier Doubre
Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège »
Entretien 17 décembre 2025 abonné·es

Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège »

Dans un entretien croisé, l’autrice et sociologue et le président de l’association Une voie pour tous remettent en question la notion de mérite dans un système scolaire traversé par de profondes inégalités.
Par Kamélia Ouaïssa et Hugo Boursier
« La société française a découvert que l’homosexualité a été réprimée jusqu’à récemment »
Entretien 17 décembre 2025 abonné·es

« La société française a découvert que l’homosexualité a été réprimée jusqu’à récemment »

Sociopolitiste et historien, Antoine Idier analyse les enjeux de la proposition de loi « portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 », votée le jeudi 18 décembre 2025 par l’Assemblée nationale.
Par Olivier Doubre
Quand la justice menace (vraiment) la démocratie
Idées 11 décembre 2025 abonné·es

Quand la justice menace (vraiment) la démocratie

De Marine Le Pen à Nicolas Sarkozy, plusieurs responsables politiques condamnés dénoncent une atteinte au libre choix du peuple. Un enfumage qui masque pourtant une menace juridique bien réelle : celle de l’arbitrage international, exercé au détriment des peuples.
Par François Rulier