Pain noir et pain blanc

Ce bel oxymore, le « socialisme de l’offre », ressemble à s’y méprendre à ce que nous appelons, nous, le « libéralisme ».

Denis Sieffert  • 7 novembre 2013 abonné·es

Savez-vous ce qu’est un « quinquennat à l’envers » ? La formule fait fureur ces temps-ci dans les allées du pouvoir. C’est un mandat présidentiel qui commence par toutes les mesures impopulaires et qui garde le meilleur pour la fin. Nos grands-mères appelaient ça « manger son pain noir en premier ». Après l’austérité, la redistribution. Il faut convenir que la première partie de ce programme a été réalisée sans faiblesse puisque la cote du président de la République est au plus bas. Mais, en cette fin d’année 2013, nous serions tout près, nous dit-on, de ce grand tournant qui doit se manifester par un net retour de la croissance et par la fameuse « inversion de la courbe du chômage » prophétisée par François Hollande un an plus tôt. Cette perspective expliquerait le flegme affiché par le président de la République devant les sondages catastrophiques, les colères bretonnes et l’affligeant cortège de faillites d’entreprises et de licenciements qui accable notre pays.

À vrai dire, ce n’est même pas une perspective, c’est une « stratégie ». Pierre Moscovici l’explique fort bien dans un livre récemment publié [^2]. L’équipe au pouvoir a décidé que la victoire sociale « procédera  […] du succès économique des premières années du quinquennat, et non l’inverse ». Riches des expériences du Front populaire et, plus encore, des deux premières années de François Mitterrand à l’Élysée, les socialistes d’aujourd’hui ont décidé de ne pas « ouvrir grand les vannes » à leur arrivée au pouvoir « avant de les refermer brutalement » ensuite, comme l’ont fait leurs illustres prédécesseurs. On évitera ainsi le triptyque « distribution, pause, renoncement ». Les esprits moqueurs diront qu’on a commencé cette fois par le renoncement. Mais le ministre de l’Économie et des Finances voit évidemment les choses autrement. Il s’agirait d’opérer d’abord « un mouvement historique de redressement des finances publiques » et de « modernisation du marché du travail » avant « d’envisager dans un second temps du mandat des mesures de redistribution ». Nous serions donc à cette croisée des chemins. Hélas, ce schéma, que les mauvaises langues trouveront un peu simpliste, risque d’être contrarié par une réalité indocile. Car, si l’on s’en tient à la logique du triumvirat Hollande, Ayrault, Moscovici, on notera que les finances publiques sont très loin d’être redressées. Et le quinquennat tout entier n’y suffira pas. Il faut donc craindre que les partisans de la politique d’austérité jouent les prolongations, et que le pain blanc ne soit pas pour demain.

Mais une autre objection se présente, plus fâcheuse encore. La politique actuelle ne se résume pas à l’austérité. Elle installe aussi de nouveaux rapports sociaux. C’est la fameuse « modernisation du marché du travail ». Il y a fort à parier que la loi de flexibilisation du 14 mai dernier ne cessera pas de produire ses effets quand sonnera l’heure de la redistribution, si jamais elle sonne un jour… Le pain noir n’est pas seulement un mauvais moment à passer s’il empoisonne toute la tablée. En règle générale, l’idée qu’il faut d’abord aider le patronat et les banques pour que cela finisse par profiter aux salariés – ce que MM. Hollande et Moscovici désignent d’un bel oxymore : le « socialisme de l’offre »  – ressemble à s’y méprendre à ce que nous appelons, nous, le « libéralisme ». Fiers de leur trouvaille, les « stratèges » du « quinquennat inversé » se montrent finalement très sévères à l’égard des grands anciens. Ceux qui pratiquaient le quinquennat ou le septennat « à l’endroit ». Certes, Léon Blum a vite renoncé. Il a même démissionné un peu plus d’un an après être entré à Matignon. Mais l’œuvre du Front populaire est restée. Les congés payés et la semaine de 40 heures, on s’en souvient. Même si on oublie parfois que ces avancées doivent plus aux grandes grèves de juin qu’au programme de la SFIO. De même, le tandem Mitterrand-Mauroy, avant de prendre le tournant de la rigueur, a fait adopter les 39 heures, la cinquième semaine de congés payés et… la retraite à 60 ans. Le septennat ou le quinquennat « à l’endroit » n’a donc pas que du mauvais.

Dans sa quête de références historiques, Pierre Moscovici aurait pu aussi invoquer les mânes de Pierre Mendès France. Lequel affirmait qu’en période de sous-emploi, il ne faut surtout pas courir après l’équilibre budgétaire [^3]. L’éphémère président du Conseil de la IVe République citait l’exemple désastreux du chancelier allemand Brüning qui, lui aussi, théorisa l’idée qu’il ne fallait pas s’occuper du chômage tant que l’on n’avait pas résorbé les déficits. C’était le « pain noir ». Le « pain blanc » devait venir après. Ce fut Hitler…

[^2]: Combats , Flammarion, 19 euros.

[^3]: Les éditions Les Petits matins ont eu la bonne idée de rééditer des textes de Mendès, préfacés par Christian Chavagneux, d’Alternatives économiques. L’Austérité contre l’emploi , 98 p., 5 euros.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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