Nos ancêtres décroissants

Le Passager clandestin consacre une collection aux précurseurs de l’idée de décroissance. Avec des auteurs parfois inattendus.

Olivier Doubre  • 13 février 2014 abonné·es

Qu’est-ce qui peut bien rapprocher Épicure, Léon Tolstoï, Jean Giono, Jacques Ellul et Charles Fourier ? A priori, il semble hasardeux de faire correspondre la pensée et les maximes épicuriennes, datant du IVe siècle avant Jésus-Christ, « l’utilitarisme obsessionnel » de Charles Fourier, observateur critique des débuts du capitalisme industriel, et la « sagesse chrétienne » teintée de nostalgie pour la vie paysanne chez Tolstoï. Et pourtant. Toutes ces grandes plumes ont, chacune à leur manière, développé une pensée critique de la course effrénée au développement et au « progrès » technique, ou plus simplement (comme chez Épicure) conceptualisé une « économie du bonheur » fondée sur la « limitation raisonnable des désirs ». Ce qui en fait, selon le titre de cette collection dirigée par l’économiste et objecteur de croissance Serge Latouche, des « précurseurs », des « ancêtres » de l’idée de décroissance. Évidemment, l’écueil principal à déjouer pour un tel projet était celui d’un anachronisme grossier et de la construction artificielle d’une typologie d’écrits provenant de siècles, voire de millénaires, différents. Cela alors que, comme le rappelle Serge Latouche dans sa présentation de la collection, « le concept de décroissance est relativement nouveau ». En précisant bien : « Le terme même de décroissance, réactualisé en 2001 pour dénoncer l’imposture du développement durable, est volontiers provocateur. Il s’agit de mettre l’accent sur l’urgence d’un constat : une croissance infinie de la production et de la consommation matérielles ne saurait être tenable dans un monde fini. »

Si une telle collection a donc pour ambition de donner une « visibilité » à cette pensée en pleine construction, elle veut surtout montrer que celle-ci, venant de loin, est « très éloignée de la représentation qu’on cherche parfois à en donner – un tissu d’élucubrations de quelques arriérés sectaires désireux d’en “revenir à la bougie” ». Pour ce faire, Serge Latouche et les animateurs des éditions indépendantes Le Passager clandestin se sont mis à la recherche de « certaines figures de la pensée humaine et de leurs écrits » pour contribuer à l’émergence d’une « nouvelle histoire des idées susceptibles d’étayer et d’enrichir la pensée de la décroissance », et même, de façon plus ambitieuse, « un répertoire commun de références parfois vieilles comme l’humanité, mais exposées sous un nouveau jour ». Il ne faudrait toutefois pas croire que ces petits livres ne sont que des reproductions de textes d’auteurs célèbres, morceaux choisis dans un but politique, isolant des extraits susceptibles d’aller dans le sens désiré par les concepteurs de la collection. Non, ces volumes consacrés aux « Précurseurs de la décroissance » sont de véritables essais : la pensée de chaque philosophe, économiste ou sociologue est présentée par un chercheur contemporain. Il n’est pas surprenant que Serge Latouche ait inauguré la collection en commentant l’œuvre de Jacques Ellul, éminent philosophe (protestant), parmi les premiers à avoir développé une critique rigoureuse de l’emprise de la technique dans la vie moderne à compter de l’après-guerre. On sait la fine lecture, dégagée de toute obédience partisane, de l’œuvre de Marx opérée par Jacques Ellul, notamment lorsqu’il pointe les « tendances extrêmement voisines » entre société soviétique et société capitaliste dans leur obsession de développer l’industrie et donc « l’importance de la technique ». Aussi Serge Latouche, replaçant bien Ellul en son temps, n’hésite pas à présenter son œuvre (du moins sa partie non théologique) comme une longue dénonciation d’un « totalitarisme technicien » .

Si les écrits d’Ellul sont sans doute parmi les plus évidents à trouver leur place dans cette petite entreprise de généalogie de la pensée de la décroissance, plus surprenant – et d’autant plus passionnant – est d’y découvrir Épicure ou des auteurs comme Tolstoï ou Giono. Ces deux derniers ont en effet loué le monde paysan, synonyme de valeurs et de savoir-faire qui sont autant de critiques vigoureuses du « fantasme de la toute-puissance » (selon le titre du livre du philosophe Renaud Garcia sur Tolstoï) ou de remparts « contre la démesure industrielle et technicienne » (Édouard Schaelchli sur Giono). Et en font à bon droit des précurseurs de l’idée de décroissance. Celle d’une « société d’abondance frugale », comme la définit Serge Latouche, dont il nous faudra bien – et sans doute plus vite qu’on ne le croit – admettre l’urgente nécessité. Pour la planète et la société humaine.

Idées
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