Passons à l’offensive positive !

Face au rouleau compresseur néolibéral, la gauche radicale se bat surtout pour préserver les acquis du passé. Or, la société a changé. Il nous faut trouver un modèle social en phase avec la réalité d’aujourd’hui.

Marion Rousset  • 6 février 2014 abonné·es

« D ans la période récente, nous avons principalement vécu des mobilisations à caractère défensif », souligne l’historienne Danielle Tartakowsky, spécialiste des mouvements sociaux en France. Hormis les appels à manifester « pour » une VIe République, la plupart des mots d’ordre se déterminent « contre ». C’est que l’heure est moins aux utopies joyeuses qu’à l’urgence de la réaction. Sans cesse sollicitée, la gauche de la gauche pare au plus pressé, soumise à l’agenda des politiques nationales et européennes qui s’en prennent à des piliers du modèle français : Sécurité sociale, droit du travail, services publics, retraites par répartition… Le but : préserver un système de solidarité né des mobilisations antifascistes et du Front populaire, puis renforcé après-guerre grâce au programme commun du Conseil national de la Résistance. Un programme dont Gilles Perret a fait un documentaire, les Jours heureux, sorti au cinéma le 6 novembre dernier. Hasard du calendrier, une poignée de personnalités du Collectif retraites 2013 envoyait ce jour-là une lettre aux députés abstentionnistes pour tenter d’interrompre le démantèlement d’un acquis social hérité de cette histoire.

Les temps ont changé. À la Libération, on rêvait de lendemains heureux ; aujourd’hui, on sauve les meubles avec le passé en guise de boussole et Stéphane Hessel pour guide spirituel. « À nous de nous emparer du contenu du programme du Conseil national de la Résistance pour faire en sorte qu’il ne puisse pas être récupéré par n’importe qui, n’importe comment et n’importe où », déclarait Corinne Morel-Darleux (Parti de gauche) à l’issue d’une projection du film de Gilles Perret, qui poursuit en ce moment sa tournée hexagonale. Sur ce point, la gauche radicale ne devrait pas avoir de mal à convaincre de sa légitimité face à Nicolas Sarkozy et même à François Hollande. Avec le premier, les attaques contre les acquis du CNR ont en effet pris une tournure méthodique. Ainsi l’un des idéologues du patronat, Denis Kessler, confiait-il à Challenges en 2007 : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Quant à l’actuel Président, les « trois leçons [^2] » qu’il en tire – lutte contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme ; combat pour les libertés ; croyance en l’avenir – sont assez floues pour l’autoriser à continuer le détricotage du système mis en place au lendemain de la guerre. Problème : revendiquer la fidélité à un passé qui se délite ne suffit pas forcément à rendre l’avenir désirable. Et c’est là que le bât blesse. N’est-ce pas une tâche autrement plus compliquée que d’imaginer un modèle social en phase avec la société d’aujourd’hui ? Le sociologue Philippe Corcuff ne mâche pas ses mots : « La fonction d’imagination est bloquée. » Il est d’ailleurs l’auteur de la Gauche en état de mort cérébrale ?, un petit livre au titre choc. Selon lui, l’activité militante serait contaminée par « le couple présentisme/nostalgisme »  : « Dans le présentisme, c’est l’immédiat qui donne le la à l’ensemble des mobilisations. Un jour ce sont les retraites, un jour le gaz de schiste, un jour Notre-Dame-des-Landes… On fait du zapping de l’un à l’autre sans construire une continuité, des évaluations, des bilans, une projection claire dans l’avenir. Par ailleurs, les mêmes personnes ont une tendance au nostalgisme, avec l’idée fantasmatique que “c’était mieux avant”. » La tentation est grande de faire des solutions esquissées au XXe siècle un rempart contre les « réformes » néolibérales sous l’assaut desquelles l’État providence vacille.

Des utopies grippées , une gauche crispée sur le passé… Danielle Tartakowsky avance une explication : « On est un peu tétanisés devant ce que l’on vit comme la fin d’un monde. Dès qu’on avance des alternatives, on voit ce qu’on déstructure et non ce qu’on construit. Au fond, toute construction est suspecte de participer d’une reconstruction du néolibéralisme. » Diagnostic confirmé par le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, qui suggère, dans la Dernière Leçon de Michel Foucault, que « la gauche, et notamment la gauche radicale, a été désorientée par l’avènement du néolibéralisme. Elle s’est retrouvée démunie devant l’irruption de ce nouveau paradigme ». Dans un état de sidération avancé qui paralyse les facultés intellectuelles, pouvant aller jusqu’à produire « des énoncés en forme de slogans sempiternellement utilisés pour dénoncer les méfaits du néolibéralisme, mais qui servaient déjà pour disqualifier le libéralisme classique et même le capitalisme ». Même constat chez Philippe Corcuff : « Il y a des rails de pensée constitués historiquement qui empêchent la réflexion de se développer. » Les idées à contre-courant des automatismes peinent à se frayer un chemin. Que faire ? Primo, « réexaminer les logiciels » de la critique et de l’émancipation. Soit questionner les fausses évidences qui font consensus à gauche. Parmi les habitudes que Philippe Corcuff juge sévèrement, il y a la défense du collectif contre l’individu. Un anachronisme à l’heure où chacun se rêve indépendant des cadres traditionnels, jusqu’à Olivier Besancenot qui racontait, il y a dix ans, le refus des jeunes militants de tout sacrifier à la cause : « Dans ma génération, […], on demande à pouvoir vivre tranquillement sa vie sans que le parti se permette de la juger [^3]. » Avec son autocollant « Je lutte des classes », qui a beaucoup circulé dans les manifs, le collectif Ne pas plier a eu le sens de la formule… Les anciens carcans sont ébranlés par ce désir de liberté, si bien que des alternatives aux schémas classiques se développent. Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE), par exemple, associent salariat et autonomie. « À l’instar de Coopaname, les CAE s’organisent autour du refus de l’auto-entreprenariat. Leurs membres ne perdent pas l’avantage de l’indépendance tout en gardant le statut de salariés, relève l’économiste Antonella Corsani. Grâce à des dispositifs permanents d’accompagnement, elles permettent le développement de projets individuels, mais dans le cadre d’une entreprise partagée. Et ainsi agencent indépendance et coopération pour garantir l’autonomie dans le travail de chacun. » Question de génération, donc. Question politique aussi. « Internet et les réseaux sociaux reflètent une demande d’horizontalité et témoignent d’une société moins hiérarchique, plus individualisée dans les parcours. Il ne faut pas s’étonner que la politique apparaisse en retard et suscite du scepticisme ou du rejet ! Face à cela, la revendication d’une VIe République, bien que nécessaire, est vécue comme relevant d’un domaine en décalage par rapport au vécu social des gens », affirme le sociologue Yves Sintomer. Au regard de ces transformations, ce sont toutes les institutions qu’il faudrait refonder, depuis les instances démocratiques jusqu’à la protection sociale. Laquelle a fait l’objet de discussions dans le mouvement syndical, qui cherche des pistes pour protéger l’individu à travers ses changements de contrats de travail, ses moments de chômage, ses phases de formation, ses années sabbatiques.

Mais la gauche radicale demeure en grande partie aveugle à une autre révolution silencieuse qui touche au système industriel. La dissémination des technologies numériques qui tirent tous les secteurs (aéronautique, librairie, énergie, automobile, etc.) conduit à une automatisation généralisée des activités humaines. Quantité d’emplois vont disparaître, comme déjà dans le métro ou aux caisses des supermarchés. Dès lors, « qui consommera ce que produiront les robots, et avec quelles ressources ? Nous vivons aujourd’hui une transformation systémique qui remet totalement en cause le modèle fordo-keynésien de redistribution, fondé sur la distinction entre producteur et consommateur », souligne le philosophe Bernard Stiegler. Une métamorphose dont la gauche de la gauche, qui s’oppose aux machines par peur du chômage et défend la relance du pouvoir d’achat, refuse de prendre la mesure. « Faut-il subir ou négocier un passage à l’automatisation, qui favorise une meilleure redistribution du temps, et la montée en puissance d’un nouveau modèle économique ? » Le XXe siècle était celui du consumérisme, le XXIe pourrait être celui de la contribution. L’encyclopédie en ligne Wikipédia, alimentée par des millions d’internautes, en est un bon exemple. Mais d’autres laboratoires existent déjà, tels les FabLab, avec leurs imprimantes 3D censées permettre à des personnes lambda de fabriquer les pièces dont elles ont besoin. « Aucun parti en France ne travaille sur les modèles liés à l’apparition du Web en 1993, qui ont fait exploser les cadres juridiques, commerciaux, scientifiques ! » Penser le nouveau monde est pourtant à la portée de ceux qui préfèrent aux certitudes les tâtonnements qui dessinent le futur. Et une voie nécessaire pour sortir des deux impasses que sont l’adaptation au néolibéralisme et le repli sur le passé.

[^2]: Dans un discours tenu à l’occasion du 70e anniversaire du CNR, le lundi 27 mai 2013, au lycée Buffon à Paris.

[^3]:  Interview d’Olivier Besancenot, « Ma génération et l’individualisme », revue Contretemps, septembre 2004.

Publié dans le dossier
Des idées pour vaincre le chômage
Temps de lecture : 8 minutes