Le mot à ne pas prononcer

La mission dévolue au nouvel hôte de Matignon consistait à s’adresser en même temps à deux publics aux intérêts parfaitement opposés.

Denis Sieffert  • 9 avril 2014 abonné·es

De nos jours, un discours de politique générale est un exercice surtout formel. Et il ne faut pas voir là seulement un effet de la société du spectacle, c’est une donnée politique de base. Une façon de prendre acte d’une certaine impuissance. Mardi, on a donc d’abord jugé Manuel Valls à son aisance, à son timbre de voix, à sa résistance à l’émotion. Sur ce plan, il faut le dire, le nouveau Premier ministre a rempli son contrat, en bon professionnel qu’il est. Avec un petit supplément d’âme quand il a évoqué son passé de jeune immigré fasciné par la France républicaine. Non sans avoir auparavant fait allégeance aux institutions. Pas sûr que cette profession de foi toute jacobine rassure la jeunesse immigrée d’aujourd’hui. Certes, le pilote ne changera pas de cap, mais il devrait tenir fermement le levier de commande, fût-ce pour nous mener dans la mauvaise direction.

Mais Manuel Valls a aussi avoué en creux la fragilité de sa majorité quand il a lancé un appel appuyé aux écologistes, et même au Front de gauche ( « Je n’ai pas d’adversaires à gauche » ). Le fond nous a réservé une seule surprise, mais une vraie surprise : cette proposition de « réduire de moitié le nombre des régions d’ici à 2017 ». Et de supprimer les départements en 2021 (ce qui n’engage guère ce gouvernement…) Un chantier à haut risque qui peut être interprété comme un retour en arrière de la décentralisation. Pour le reste, Manuel Valls n’a cessé de marier l’eau et le feu. La lutte contre les déficits et quelques allègements de charge destinés à profiter aux smicards, mais qui ne pourraient finalement que profiter aux entreprises. La croissance et l’écologie. La discipline européenne et un coup de griffe à l’euro qui pénalise nos exportations… En le regardant, je songeais à ces images que des archivistes de la télévision avaient perfidement ressorties quelques jours auparavant. La référence absolue dans le genre : la « déclaration de politique générale » de Jacques Chaban-Delmas, en 1969. Le Premier ministre de Pompidou y présentait son fameux « projet de nouvelle société », ce « château en Espagne » qui portait déjà en lui toutes les ambiguïtés du libéralisme. Osons un instant la comparaison. Non entre deux hommes, mais entre deux époques, et deux France. Pour l’ancien, la page de l’histoire paraissait blanche. Il pouvait y aller de son « grand projet ». Au lendemain de Mai 68, il pouvait se croire investi de la mission de réinventer un pays encore engoncé dans les rigidités morales du gaullisme finissant. Et il pouvait s’écrier : « Nul n’a le droit de décider de notre destin. »

Pour le nouveau, les choses sont bien différentes. Avant même qu’il ne monte à la tribune de l’Assemblée, la page était déjà pleine de ratures, chargée de contradictions, jusqu’à en être illisible. Quant à notre destin, il y a belle lurette qu’il se décide ailleurs. À Bruxelles ou à Francfort, au siège de la Banque centrale européenne. Ni notre monnaie ni notre politique ne nous appartiennent vraiment. Manuel Valls l’a reconnu à sa façon, mardi après-midi. Et sur son pupitre, ce sont finalement moins des mots que des chiffres qui encadraient son discours. Et les mots ressemblaient parfois à des chiffres : dette, déficit public. Même le chômage, ce drame humain, est devenu une « courbe » ou une statistique.En fait, la mission qui était dévolue au nouvel hôte de Matignon consistait à s’adresser en même temps à deux publics aux intérêts parfaitement opposés. À nos concitoyens et à l’agence de notation ; aux électeurs de gauche qui viennent si spectaculairement de bouder les urnes, et à la Commission de Bruxelles. Aux uns, il devait plaire, aux autres, il devra sûrement obéir. Ce qui explique qu’il ait péché par omission. S’il a bien insisté sur la nécessité de résorber nos déficits ( « la seule politique possible » ), il s’est gardé de préciser comment.

Ces cinquante milliards qu’il va falloir , nous dit-on, économiser d’ici à 2017, qui va les payer, et qui va les subir ? On n’en savait pas plus mardi soir. Pour un citoyen curieux, il était plus utile de lire un journal économique bien informé [^2] que d’écouter Manuel Valls. On y apprenait que l’école, les hôpitaux, la Sécurité sociale, les fonctionnaires, entre autres, allaient payer l’addition. Et on en venait à penser que, finalement, le plus important dans le discours de Manuel Valls, ce n’était pas ce qu’il avait dit, mais ce qu’il s’était bien gardé de dire. Et ce mot qu’il avait soigneusement évité de prononcer : austérité. Ce mot à ne pas prononcer sera sur toutes les lèvres et sur toutes les banderoles, samedi dans les rues de Paris [^3]. Certes, le Front de gauche, qui appelle à cette manifestation, n’est pas toute la gauche, mais en demandant un changement de cap, il représente beaucoup plus que lui-même, jusqu’à ceux qui, pour des raisons qui leur appartiennent, ne seront pas au rendez-vous de samedi sans en penser moins.

[^2]: Nous empruntons ici aux Échos de lundi.

[^3]: Voir notre agenda, p. 30.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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