Grigny 2 : partir à tout prix

La copropriété de standing imaginée dans les années 1970 est devenue en quatre décennies un haut lieu de misère et de relégation. En cause : les failles des politiques du logement.

Pauline Graulle  • 12 février 2015 abonné·es
Grigny 2 : partir à tout prix
© AFP PHOTO / JOEL ROBINE

La lumière cristalline perce entre les branches des lourds sapins. En ce matin glacial, où le ronronnement lointain du RER couvre par intermittence le chant des oiseaux, Grigny 2 ressemble à une résidence tranquille. Si ce n’était ces panneaux « À vendre ». Un, deux, huit, dix… Sous les balcons débordant d’antennes télé, de linge et de vélos, les affichettes de couleur prolifèrent sur les tours dressées vers le ciel. Vendre et partir. Telle est l’aspiration de bien des habitants de ce grand ensemble qui cumule les superlatifs. La deuxième copropriété d’Europe (en taille), située dans la ville la plus indigente de l’Essonne, accueille aussi la population la plus pauvre de Grigny. Même à La Grande-Borne, cité « chaude » située de l’autre côté de l’A6, le niveau de vie est un peu plus élevé. Un comble pour ce projet immobilier destiné, à sa construction dans les années 1970, à loger pilotes et hôtesses de l’aéroport voisin d’Orly. Du rêve d’acquérir à coût raisonnable un appartement de standing que promettait jadis Grigny 2, ne restent aujourd’hui que les belles façades brunes et blanches. Cinq mille logements plutôt de bonne facture, qui ont vu s’installer une population toujours plus pauvre et bigarrée à partir du milieu des années 1980. Pour devenir un haut lieu de la délinquance et de la misère.

« Gauloise »

Raymonde Rogow est une figure du quartier. Sur le buffet de son appartement, acheté sur plans quarante ans plus tôt, trônent des poupées africaines et les photos de ses petits-enfants. Cette boule d’énergie de 71 ans, communiste depuis toujours, ne compte plus les amis qui sont partis, quitte à brader leur bien : « Aujourd’hui, un cinq-pièces acheté 150 000 euros se vend à moins de 100 000 », évalue-t-elle à la louche. Celle qui fut adjointe au maire chargée du logement connaît Grigny 2 comme sa poche. Elle raconte comment les nouveaux arrivants, trop pauvres pour accéder à une location dans le parc privé – mais paradoxalement pas pour acheter ! –, n’ont eu d’autre choix que de tomber dans le piège du « tous propriétaires ». Attirés par le miel d’agences immobilières sans foi ni loi, qui vantaient les mérites de ces appartements « à 10 euros par jour » en omettant de préciser le coût réel des charges, bien plus élevées qu’ailleurs. Résultat : des impayés en pagaille et une dette pharaonique qui tire toute la « copro » vers le bas : « On n’a plus d’argent pour payer les gardiens d’immeuble ; du coup, les jeunes squattent dans les halls. L’entretien des extérieurs est fait a minima, c’est devenu sale dehors. »

Les zones urbaines sensibles (ZUS) sont ces quartiers « politique de la ville » caractérisés « par la présence de grands ensembles ou de quartiers d’habitat dégradé et par un déséquilibre accentué entre l’habitat et l’emploi ». Leur liste est fixée par décret. Aujourd’hui au nombre de 751, elles rassemblent 4,7 millions d’habitants, soit près de 7,5 % de la population. Le rapport de l’Office national des zones urbaines sensibles de décembre 2013 établit que : - Un jeune sur dix (16 à 29 ans) résidant en ZUS déclare avoir rencontré des difficultés dans ses recherches d’emploi du fait de son quartier de résidence. - Parmi les 18-29 ans scolarisés en France, le taux d’illettrisme y est quatre fois plus élevé qu’au niveau national. - 2/3 des collégiens et lycéens fréquentent un établissement public situé hors de la ZUS mais 3 élèves sur 5 en ZUS s’orientent vers les filières pro. - En 2011, 21 % des élèves entrant en 6e avaient un an de retard en ZUS contre 13 % dans les quartiers environnants. - La part de ménages non imposés est de 60 % en ZUS contre 39 % dans leur agglomération. - 36,5 % de personnes y vivent sous le seuil de pauvreté contre 12,7 % dans le reste du territoire. - La proportion de personnes actives en emploi y est de 45,9 % contre 64 % dans les unités urbaines concernées. - Une ZUS sur 8 n’accueille aucun établissement de santé de proximité. - Les services d’aide à l’enfance et aux handicapés et de soins à domicile y sont moins présents qu’ailleurs.
L’absence de mixité sociale et culturelle joue aussi dans le malaise ambiant : beaucoup d’Africains, certains amenés par les promoteurs immobiliers qui ont diffusé de la pub en quadrichromie jusqu’à Abidjan, se sont regroupés à Grigny 2. Apportant leurs façons de vivre, parfois très éloignées de celles des anciens habitants, Blancs de la classe moyenne, qui ont peu à peu déserté les lieux. « J’ai une amie qui pleurait de s’entendre dire des choses racistes », glisse Raymonde Rogow, pour souligner le drame partagé de ce qu’elle ne répugne pas à qualifier d’ « apartheid ». Une vingtaine de numéros plus bas, sur la même avenue des Sablons, Dominique Blanget cherche ses mots : « Je suis l’une des dernières ‘‘Gauloises’’ du quartier si l’on peut dire. » Ah, le bon temps où les petits commerces existaient à Grigny 2 ! « Il y avait une piscine, des magasins. Aujourd’hui, on n’a plus que le centre commercial et une boucherie halal. » Même les parkings souterrains, vétustes et squattés par les dealers, ont été condamnés.

Dans ce paysage où le français n’est plus toujours la langue majoritaire, la retraitée, bénévole à l’antenne locale du Secours catholique, a perdu ses repères. Oscillant entre la colère contre la municipalité qui a accueilli « toute la misère du monde » et son attachement à la vie de quartier, somme toute chaleureuse : sa voisine zaïroise à qui elle demande amicalement de « ne pas cracher par terre » ou le prêtre « formidable » de la petite église plantée au beau milieu des immeubles… Même son de cloche chez Christophe Thierry, qui reconnaît la vitalité associative de Grigny. C’est d’ailleurs son association, qui délivre des cours de fitness et de taekwondo, qui le retient ici : « Ça a changé du tout au tout. Avec l’arrivée massive de la population africaine, on est passé à un esprit assez communautaire. Beaucoup de gens sont très gentils, mais ce n’est pas sans poser quelques problèmes parfois », estime ce locataire d’un studio de 37 m² qu’il paye 425 euros de loyer et… 130 euros de charges.

Pompe aspirante

Comment en est-on arrivé là ? À ce turn-over incessant entre propriétaires, dont 28 % vivent en dessous du seuil de pauvreté. À ces locataires qui paient le double du prix de la Grande-Borne pour un environnement tout aussi dégradé. À ces familles de sans-papiers entassées dans des pièces louées à la découpe, pour 35 euros le mètre carré chaque mois, par des marchands de sommeil qui profitent de la poule aux œufs d’or de la misère… La faute à « la main invisible du marché. C’est elle qui a créé cet apartheid ! », clame le maire (PCF), Philippe Rio, qui vit depuis vingt ans, et comme plus de la moitié de ses administrés, à Grigny 2. S’il n’a pas de mots assez durs contre les agences et les banques, qui font leur beurre sur chaque vente en fourguant des crédits impossibles à rembourser, l’édile accuse aussi les terribles failles de la politique nationale. Le manque de logements sociaux qui a fait de Grigny 2 « la pompe aspirante des relégués du logement social ». La justice française, si engorgée qu’elle a mis sept ans pour condamner le seul marchand de sommeil jugé alors que 165 signalements ont été faits au procureur ! Les deux plans de sauvegarde lancés entre 2001 et 2012 – le troisième date de l’été dernier –, où l’État a investi 18 millions d’euros d’argent public pour rénover les murs, ont été une goutte d’eau dans cette concentration de problèmes. La mairie a bien tenté de préempter certains bâtiments. Mais, dans cette ville où seul un tiers des contribuables paie l’impôt sur le revenu, elle n’a pas été bien loin. « La crise économique et sociale va toujours plus vite que les politiques publiques », souffle Philippe Rio, qui se dit « dépassé, comme tout le monde » par la situation « horriblement complexe » de Grigny 2.

C’est qu’il faut y ajouter les spécificités propres à cette copropriété. Les charges, qui ont doublé (+ 58 % en dix ans !), le chauffagiste « qui nous a imposé des prix de 30 à 40 % supérieurs à la moyenne nationale », dénonce Philippe Rio. Et puis l’administrateur judiciaire, qui a pris, voici quatre ans, la tête du syndicat principal de la copropriété. Censé gérer l’eau, le chauffage, les espaces verts et, surtout, assainir les comptes, il est pour le moins décrié : pour avoir facturé des surcoûts de plusieurs centaines de milliers d’euros à cause de bugs informatiques, pour sa gestion des impayés sans distinction entre escrocs et pauvres gens. « Personne ne comprend vraiment ce que fait l’administrateur, sinon qu’il nous demande de lui payer rubis sur l’ongle un million d’euros par an », persifle Isabelle Grenouillat. Cette quadra, propriétaire depuis 2006 d’un coquet F4 situé dans une zone plus tranquille surplombant le lac de Viry-Grigny, est obsédée par l’idée de « sauver Grigny 2 ». Elle en a fait une affaire personnelle quand elle a pris la présidence, en 2008, du syndicat principal de copropriété – cet énorme « machin » chapeautant 27 syndicats secondaires. Avant de raccrocher les gants, à la limite du burn-out, en 2011. Elle se souvient des « AG de copropriétaires organisées dans des gymnases et qui duraient parfois de 8 heures du soir à 8 heures du matin »  ! Mais aussi de sa victoire pour imposer la vidéoprotection et de son combat perpétuel pour faire baisser les charges. Un vrai travail de Sisyphe qui lui a valu d’être décorée par le préfet. Et qu’elle continue de mener à travers le collectif qu’elle a fondé pour boycotter les suppléments réclamés pour compenser le manque à gagner des mauvais payeurs.

Paquebot

Sauver Grigny 2 ? Aujourd’hui, alors que la France s’enfonce dans l’austérité, les choses semblent mal emmanchées. Mais l’espoir de quelques améliorations existe. La refonte de la gouvernance, consistant à se passer du syndicat principal de copro, mal adapté au gigantisme des lieux, est un préalable nécessaire. La mise en place de la géothermie, prévue l’an prochain, permettra théoriquement des économies substantielles sur le chauffage. Grigny pourrait également bientôt bénéficier d’un nouveau dispositif de la loi Alur, qui permet à l’État de racheter, pour un certain temps, le logement de propriétaires dans le besoin et de le leur louer le temps qu’ils se refassent. Encore faut-il que le Conseil d’État donne son aval. « C’est en bonne voie », espère Philippe Rio. On ose la métaphore du « paquebot » – tout le monde coule ou survit – pour résumer la situation. Le maire sourit : « D’accord, mais alors moins le Titanic que l’arche de Noé. »

Grigny 2 en chiffres

– 17 000 habitants recensés par l’Insee, mais 20 000 en réalité, soit plus de la moitié de la population grignoise.

– 53 % de propriétaires occupants et 39 % de locataires privés.

– Un revenu fiscal moyen annuel de 8 800 euros par ménage – en dessous du seuil de pauvreté.

– Un revenu médian des propriétaires occupants à Grigny 2 qui s’élève à 22 500 euros annuels (et ne cesse de baisser depuis quatre ans), celui des locataires étant de 12 500 euros.

Publié dans le dossier
La fabrique de « l'apartheid »
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