« Stains ne souffre pas d’apartheid mais d’abandon »

Cette ville pauvre de Seine-Saint-Denis parvient à maintenir ses services phares comme le centre municipal de santé et le conservatoire. Mais avec la baisse des dotations de l’État, elle arrive à un tournant décisif.

Ingrid Merckx  • 12 février 2015 abonné·es
« Stains ne souffre pas d’apartheid mais d’abandon »
© Photo : AFP PHOTO / MARTIN BUREAU

Plus de charcuterie ni de vin aux buffets du maire dans certaines communes ? « Pas à Stains ! », garantit Azzédine Taïbi. Le maire de cette ville de 35 000 habitants, une des plus pauvres de la Seine-Saint-Denis, ouvre de grands yeux. Élu en mars 2014, il a été présenté par certains comme candidat « issu de la diversité ». De même que son rival UMP, Julien Mugerin, d’origine guadeloupéenne. Ça l’horripile : « Je suis un élu républicain, communiste, fier de mes origines mais d’abord habitant et travailleur social stannois. » « L’apartheid » de Manuel Valls a beaucoup choqué autour de lui : «   Pour ceux qui luttent contre les inégalités au quotidien, c’est très méprisant. Ça ne vaut pas mieux que le “nettoyage des banlieues au Karcher” de Sarkozy. » Sur la façade de l’hôtel de ville, une banderole appelle à la libération de Marwan Barghouti, le « Mandela palestinien ». À l’extérieur, sur la grille d’entrée, une autre clame, blanc sur noir, entre deux drapeaux bleu-blanc-rouge : « Stains rassemblée contre la haine et pour la fraternité. »

Dans son bureau, Azzédine Taïbi revient sur le rassemblement organisé dans les jardins de la mairie au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo. « Il y avait 400 personnes, les habitants dans leur plus grande diversité. » Il assure : « Les débats dans les écoles se sont plutôt bien passés. La laïcité ne doit pas se vivre comme une opposition des uns avec les autres. » Des frictions entre les populations ? « C’est vrai que les relations sont un peu plus difficiles qu’avant. Certaines se sentent stigmatisées, mais nous faisons en sorte que toutes se côtoient. » La géographie de la ville y contribue, mêlant rues pavillonnaires et immeubles de logement social jusque dans le centre. Si ségrégation il y a, elle n’est pas visible immédiatement. Sauf peut-être au bar PMU mitoyen, où la clientèle est majoritairement masculine. Ou plus au nord, dans le quartier dit du « Maroc », enclavé de l’autre côté de la voie ferrée. « Les valeurs républicaines n’ont de sens que si on prend les inégalités à bras-le-corps », reprend Azzédine Taïbi, pour qui la question de fond reste : « Comment faire pour que les pauvres soient moins pauvres ? » Stains déplore 22 % de chômeurs, « on manque d’enseignants et de policiers ». Sa priorité, c’est de réinvestir l’éducation populaire. Si la ville compte deux cents associations dont une moitié très active, elles « fonctionnent avec peu ». C’est un peu le lot commun dans cette commune, qui parvient néanmoins à maintenir ses structures phares. Mais Stains arrive à un tournant. La baisse des dotations de l’État de 11 milliards d’euros jusqu’en 2017 pourrait avoir un impact sur deux de ses plus précieux équipements : le centre municipal de santé et l’école de musique. C’est ce qu’a dénoncé Azzédine Taïbi en faisant grève en novembre. « L’État abandonne ses territoires, et c’est cela qui pourrait produire de l’apartheid ! Pour une ville comme la nôtre – 3,6 millions par an –, c’est colossal. Je refuse d’augmenter les impôts comme de réduire les services à la population. » Sa colère a payé : pour 2015, il a obtenu une rallonge d’un million. Exceptionnel ? « Question de volonté politique », lâche-t-il. C’est plus qu’un mot d’ordre dans ces rues, presque un mantra.

Illustration au centre municipal de santé, à cinq minutes de l’hôtel de ville. Mal signalé, cet établissement né en 1965 arbore fièrement des équipements neufs. « Comme les fauteuils de dentiste », montre sa directrice, Olga Jidkoff, en faisant visiter de spacieux locaux : dentaire ( « avec orthodontie » ), radiologie ( « avec écho-doppler et suivi de grossesse » ), consultations de gynécologie, alcoologie, diététique, orthophonie… « De la médecine de qualité, pas du dispensaire, résume-t-elle. Et accessible car on est en centre-ville : on pratique le tiers-payant généralisé et les exonérations pour les patients en CMU et en AME. De plus, on est ouverts le samedi matin et pendant les vacances. » Ses regrets : le mammographe n’a pas pu être installé ; à la consultation d’ophtalmo, c’est la foire d’empoigne dans des couloirs où se croisent plus de huit mille patients par an. Et surtout : le centre peine à recruter. « On gère la pénurie. Les spécialistes ne veulent pas venir. Les nôtres vont partir à la retraite. Et il n’y a pas de spécialistes en ville. » Maintenir l’existant sans pouvoir se développer : c’est également la frustration qui contraint l’école de musique et de danse. Un joli navire en bois, ancré à un quart d’heure de la mairie avant le carrefour de la nationale, et qui a le vent en poupe. Plus de 550 inscrits et des listes d’attente qui s’allongent, un festival de musique classique, un orchestre et une compagnie en résidence, des programmes de réussite éducative et de temps d’activité périscolaire, des classes option musique, un enseignement spécialisé pour les personnes handicapées… « Ma jumelle dirige l’orchestre Divertimento », précise Fettouma Ziouani. Directrice adjointe de l’établissement, elle est aussi violoncelliste solo de Divertimento, explique-t-elle pendant que l’orchestre répète dans le grand auditorium, au rez-de-chaussée du conservatoire, le programme des concerts des 9, 10 et 11 février. « Ajouté aux concerts des élèves, on devrait recevoir dans les huit cents spectateurs », se félicite le directeur, Fabrice Cantié, qui arrive de la répétition avec son instrument sur le dos.

À l’école de musique, « l’apartheid » sonne encore plus faux que dans le reste de la ville. Dans leur bureau chargé des étuis d’instruments, ces « purs produits de la banlieue », comme ils se définissent, présentent des photos des ensembles « multicolores » du conservatoire. Et de vanter les tarifs indexés sur le quotient familial, le programme monté avec le centre de loisirs d’un quartier populaire ou le concert « galette des rois » de janvier, « communion républicaine sur un programme baroque, donc protestant ! », s’amuse Fabrice Cantié. Leur inquiétude ? Moins de ne pouvoir ouvrir de nouveaux cours que de devoir réduire les partenariats ou de ne pouvoir augmenter le parc d’instruments, lequel permet d’en louer à prix modique à des familles très modestes qui, sinon, arrêteraient la musique. « On ne souffre pas d’apartheid, mais d’isolement », lâche Fabrice Cantié. « À 5 heures du matin, les abribus sont pleins de femmes qui vont faire le ménage à Paris, ajoute Fettouma Ziouani. Pourquoi leur refuser le prolongement de la ligne 13 du métro ? » « Et pourquoi tous les journalistes sont-ils venus dans le 93 enquêter sur le non-respect de la minute de silence ?, tempête Patrick Berthelot, proviseur du lycée Utrillo. C’est pas de l’assignation, ça ? Je n’ai pas d’“élèves musulmans”. Et Utrillo n’est pas un établissement “difficile”. C’est quoi, d’ailleurs, un établissement difficile ? », lance-t-il dans son bureau traversé d’un soleil qui décline. « Notre métier, c’est de nous adapter en déjouant l’assignation, qu’elle soit sociale, religieuse ou scolaire : tous les matins, nous rappelons que les couvre-chefs sont interdits, foulards comme bonnets. Et nous ne disons jamais à un élève qu’il aurait besoin de cours de soutien. Mais le lycée reste ouvert le soir, le samedi et même pendant les vacances. Ils sont des centaines à venir. » En face d’Utrillo, la végétation hésite entre terrain vague et jardin partagé. À gauche, l’avenue repart vers la mairie. À droite, elle mène à l’université Paris-8-Saint-Denis, en passant devant le cube moderne de Pierrefitte, là où se sont installées, en 2013, les Archives nationales.

Publié dans le dossier
La fabrique de « l'apartheid »
Temps de lecture : 7 minutes