Au travail, l’enfer, c’est l’humain

La sociologue Danièle Linhart étudie le management moderne et pointe la coupure entre conception et exécution du travail.

Thierry Brun  • 5 mars 2015 abonné·es
Au travail, l’enfer, c’est l’humain
La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale , Danièle Linhart, Erès, 160 p., 19 euros.

Ce n’est pas une idée neuve, mais on ne le dira jamais assez : le management moderne s’en prend à la personne, taquine ses cordes les plus intimes pour lui faire jouer la partition de la concurrence et de la compétitivité. Au travers d’un « voyage au pays des anthropreneurs », fruit de plusieurs années de recherches et d’incursions en milieu managérial, la sociologue du travail Danièle Linhart se concentre sur l’évolution de l’organisation du travail. Le  « drame » contemporain qui s’y joue ne vient pas, paradoxalement, de ce que le travail serait déshumanisant, mais au contraire du fait qu’il s’appuie sur les aspects les plus profondément humains des individus. Le management moderne utilise en effet le registre personnel des salariés. C’est l’entièreté de la personne qu’il cherche à mobiliser, et non l’expérience des professionnels, « afin de limer le plus possible leur capacité de peser sur le travail, d’influer sur le choix des pratiques ». L’attaque des métiers et de la professionnalité conduit à une « surhumanisation du travail qui laisse les individus seuls et sans ressources face aux contraintes toujours aussi fortes et exigeantes de l’organisation du travail » .

Cette logique permet de comprendre pourquoi le travail relève, pour nombre de personnes, d’un enfer salarial, « et pourquoi la critique de cet enfer est aussi difficile à porter ». Au travail, la souffrance est plus que jamais une dominante. Devenue omniprésente et souvent présentée comme un phénomène contemporain, elle est révélatrice de notre société, de sa complexité, et de la plus grande fragilité de ses membres. Le travail est associé à la montée de la violence, du suicide, de la dépression et de la folie. Les artistes et les médias se sont associés à cette vision et les politiques publiques prennent très au sérieux cet aspect, sans que les raisons psychosociales soient toutes examinées, notamment ce qui relève de la conquête des esprits par la privation de l’expérience. L’individualisation ainsi que l’effacement des collectifs de travailleurs sont des armes éternelles relookées s’inspirant du taylorisme. « Nous avons tendance à perdre de vue cette réalité en raison de l’idéologie du changement permanent qui nous enveloppe », estime l’auteure. Car le modèle managérial moderne s’affirme en rupture avec le passé. Il désamorce toute critique. Danièle Linhart a tendance à penser que ces règles du jeu constituent une phase de remise au pas des salariés pour qu’ils se transforment et s’ajustent aux impératifs économiques. Il n’y a cependant rien d’inéluctable à cela.

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