En marche pour le Festival

Le Hongrois Laszlo Nemes aborde sans finesse les crimes nazis, tandis qu’Anne Roussillon écoute le peuple égyptien et que Nanni Moretti émeut autant qu’il réjouit. Extrait du « Journal de Cannes » de Christophe Kantcheff.

Christophe Kantcheff  • 20 mai 2015 abonné·es
En marche pour le Festival
© Photo : Sacher Film / Le Pacte

Un film « polémique » représentant les camps de la mort. Un film politique sur la révolution égyptienne et les désillusions qui ont suivi. Et un film universel sur la mort d’une mère. Ainsi débute notre Festival de Cannes.

16 mai

Le Fils de Saul, de László Nemes

Thierry Frémaux a présenté le Fils de Saul, du Hongrois László Nemes, comme un « film polémique ». Ce genre d’annonce d’un scandale à venir donne un goût douteux à l’excitation qu’elle suscite, d’autant plus que l’œuvre en question met en scène un membre d’un Sonderkommando, ces groupes de prisonniers juifs assistant les nazis dans les camps de la mort. On imagine la polémique que le délégué général du festival a envisagée, sinon appelée de ses vœux, en pensant très fort à Claude Lanzmann. Car l’auteur de Shoah défend depuis longtemps l’idée que les camps d’extermination sont irreprésentables. Tandis que László Nemes en propose une vision plutôt frontale, et ce jusqu’à l’intérieur même des chambres à gaz (non quand le Zyklon B est propagé, mais une fois que celui-ci a fait son effet). Pour ce faire, le film fonctionne sur un seul principe visuel. La caméra se focalise sur le personnage principal, Saul (Géza Röhrig), filmé dans un cadre serré, laissant l’arrière-plan dans le flou. Grâce à cette trouvaille de mise en scène, László Nemes semble estimer avoir résolu la question de la représentation. Mais est-ce si simple, quand la trouvaille tourne au « truc », éthiquement suffisant semble-t-il aux yeux du cinéaste, pour légitimer toutes ses options esthétiques : fond sonore bruitiste anxiogène, mise en tension par un suspense incessant, empathie réduite vis-à-vis du personnage principal… Des choix qui restent pour le moins discutables. László Nemes ne s’arrête pas en si bon chemin. Il montre aussi les circonstances dans lesquelles les fameuses photos de Birkenau ont été prises par un membre d’un Sonderkommando, et comment elles ont pu être sauvegardées jusqu’à la fin de la guerre. Le cinéaste ne recule devant rien, prenant donc un à un les dossiers effectivement polémiques (on se souvient notamment du formidable livre du philosophe Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, sur le débat ouvert par l’exposition de ces quatre photographies), qu’il « traite » à sa façon. Faisant à la fois preuve d’une incroyable prétention et d’une terrible naïveté.

Je suis le peuple, d’Anna Roussillon

Sur la représentation de la révolution égyptienne, Je suis le peuple, d’Anna Roussillon, présenté à l’Acid, ouvre davantage les horizons. Cette révolution a été emblématisée dans le monde par la place Tahrir, au Caire. Dans le monde, mais aussi dans une grande partie de l’Égypte, en particulier dans les campagnes du sud. C’est ici qu’Anna Roussillon a planté sa caméra, dans la maison d’un paysan, Farraj, où il vit avec sa femme et ses enfants, ou dans ses champs irrigués. Tous sont filmés en complicité, Farraj se montrant en confiance avec la cinéaste, amie de la famille. Je suis le peuple est une chronique de la vie quotidienne dans ce village, près de Louxor, qui s’étend de l’été 2011, quand s’organise l’élection présidentielle qui verra la victoire de l’islamiste Morsi, jusqu’à l’été 2013 et le coup d’État accompli par l’armée, plaçant le maréchal Al-Sissi à la tête du pays. Ce que capte la cinéaste est donc d’une formidable richesse. Le film est une chambre d’écho de la manière dont la majorité « silencieuse », en tout cas non manifestante, a vécu cette période, à travers la personne d’un paysan parmi d’autres, parlant à la première personne, mais dont la voix résonne avec celle du peuple. D’où ce titre, dont la formulation en rappelle une autre et ne peut désormais nous laisser indifférents : Je suis le peuple. Mais le « je » de Farraj est réellement le peuple. Le peuple est incarné cinématographiquement en lui. Ici, on parle donc beaucoup politique – pas vraiment « silencieuse », cette majorité… Farraj est particulièrement ému quand Mohamed Morsi est élu, « le premier civil élu démocratiquement », dit-il. C’était son candidat. Mais on assiste aussi à l’évolution du point de vue de Farraj, dont la situation, comme celles des autres habitants du village, n’évolue en rien dans les mois qui suivent. Ces conditions de vie sont celles d’une âpre pauvreté – Farraj achète un moulin de fabrication chinoise, ce qui accroît sa déjà lourde charge de travail, non pour améliorer ses propres revenus, car l’investissement sera amorti à long terme, mais pour ses enfants et les générations suivantes. En outre, pendant cette période bouleversée, les prix augmentent. Si bien que l’enthousiasme initial s’éteint, pour laisser place à une amertume généralisée. Et la prise de pouvoir par Al-Sissi est vécue comme un mal nécessaire mais inquiétant, car c’est un retour à l’ancien régime honni. Cependant, ce qui transparaît des propos de Farraj, avec le sens aigu qu’il a des intérêts du peuple, c’est que la révolution s’imposait et qu’il ne regrette pas ce qui s’est passé en 2011. Reste maintenant le vœu que celle-ci puisse s’accomplir jusqu’à son terme. La belle ironie qui ponctue la fin de Je suis le peuple (et dont on ne dira rien ici) ne signifie-t-elle pas que tout est encore possible ?

17 mai

Mia Madre, de Nanni Moretti

À la sortie de la projection de 8 h 30 de Mia Madre, le nouveau film de Nanni Moretti, qui raconte la mort d’une mère, celle d’une réalisatrice en plein tournage, on ne comptait plus les yeux rougis. Pourtant, c’est au cours de cette même projection qu’on aura entendu les rires les plus nourris. Voilà qui rappelle pourquoi Nanni Moretti est un très grand cinéaste : il ne perd jamais de vue que le cinéma est un art, avec ses exigences, sa grammaire et sa technique, et qu’il ne supporte pas la complaisance. Et bien que Moretti ait lui-même perdu sa mère, d’où ce nouveau projet, il ne s’abîme pas dans une confession ou dans un témoignage doloristes, mais élabore un film de très grande tenue, où il convoque beaucoup de ses thèmes favoris et où l’émotion est toujours lumineuse.

Ce n’est donc surtout pas par le versant autobiographique qu’il faut aborder ce film. Car de l’autobiographique, il y en a évidemment partout, même si Nanni Moretti a choisi un personnage principal féminin, Margherita (Margherita Buy), à laquelle il a donné pour métier le cinéma, plus particulièrement la réalisation. Ce que le cinéaste a surtout cherché à montrer, c’est comment cet événement qui foudroie l’intime vient s’entrechoquer avec ce qui continue de se dérouler indifféremment : la vie sociale, sentimentale, familiale. Et comment surgit à tout moment, dans l’esprit de Margherita, le flux bouleversé des sensations anciennes, des émotions intemporelles et des interrogations du présent. Margherita se sent dépassée par la situation. À l’hôpital, elle a l’impression que son frère (interprété par Nanni Moretti) s’occupe mieux de sa mère qu’elle. Sur le tournage de son film, elle est irritable et supporte mal les excentricités narcissiques de son acteur vedette, un Américain d’origine italienne, Barry Huggins (joué par un formidable John Turturro). Mais ces doutes ne sont que suggérés – là encore, Moretti n’en fait jamais trop. Margherita vacille au bord d’un gouffre qui se nomme la perte. Le cinéaste explore à fond l’emploi du temps suractif de son héroïne, sur le plateau de tournage dans la journée, dans la chambre d’hôpital de sa mère dès qu’elle le peut, dans un dîner en ville avec Barry Huggins, ou au cours d’une conversation nocturne et vengeresse avec son compagnon, dont elle vient de se séparer. Ce à quoi s’ajoutent ses cauchemars et les souvenirs avec sa mère qui font surface, parfois de simples flashs, comme lorsque, très jeune, arrivant tard chez elle, elle se couchait tout habillée à côté de sa mère endormie pour se lover contre elle.

Ce n’est évidemment pas un hasard si Nanni Moretti a introduit le cinéma dans ce film de deuil, et la raison la plus importante n’en est pas autobiographique. Certes, cela lui permet de glisser l’idée, dans une belle scène rêvée, qu’un cinéaste doit casser au moins un de ses « schémas mentaux » sur deux cents. Mais les scènes de tournage, notamment celle où Huggins doit jouer en conduisant malgré des caméras qui lui bouchent la vue, permettent au comique morettien, avec l’aide de John Turturro, de retrouver tout son souffle et son efficacité. Enfin, le sujet du film tourné par Margherita entre aussi dans les préoccupations de l’auteur du Caïman  : la politique. Une entreprise occupée par ses salariés, un patron repreneur : on devine l’intrigue, synchrone avec les luttes sociales contemporaines. Nanni Moretti ne lâche donc rien de son monde, bien que celui-ci soit touché par un tremblement de terre intérieur. Ce qui est beau, c’est que l’ébranlement qui secoue Margherita ne passe par aucun discours. Ce sont seulement des questions, parfois, qui affleurent. Comme celles qui lui viennent, inopinément, devant son acteur, juste avant une scène, alors qu’elle devrait lancer le mot « moteur ». « Quel sens ont toutes ces heures de travail accomplies » par sa mère, qui était professeure de lettres classiques ? interroge Margherita. Huggins, pris au dépourvu, lui caresse la joue. Mais les réponses appartiennent à Margherita seule, et aux témoignages qu’elle entend des anciens élèves de sa mère, reconnaissants. Avec Mia Madre, Nanni Moretti offre une œuvre superbe, d’une dignité absolue, pour donner un sens à cette fatalité absurde qu’est la mort d’une mère.

Cinéma
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