Pourquoi inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ?

En comparaison de la déchéance de la nationalité, l’inscription de l’état d’urgence n’est guère contestée. Et le gouvernement se garde bien de communiquer sur ses vraies motivations.

Michel Soudais  • 5 février 2016
Partager :
Pourquoi inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ?
© Photo: PATRICK KOVARIK / AFP

Des deux volets de la réforme constitutionnelle que les députés vont examiner à partir de ce matin 5 février, l’inscription de la l’état d’urgence dans notre loi fondamentale pourrait bien passer comme une lettre à la poste. La focalisation du débat sur le seul article 2 du projet de loi touchant à la déchéance de la nationalité a eu pour effet pervers de faire oublier l’article 1 et la fuite en avant sécuritaire qu’il consacre, dans la foulée de la loi sur le renseignement adoptée l’été dernier (voir ici et ici) et la lignée de la future loi « renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » (voir ici). Tant et si bien que le gouvernement n’a guère eu besoin, jusqu’ici, de s’expliquer.

Qu’apporte la constitutionnalisation de l’état d’urgence ? À cette question essentielle – « La question des questions », selon le mot de Jean-Christophe Cambadelis sur LCP, le 3 février – Manuel Valls a, devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 27 janvier, apporté trois réponses.

La première est d’ordre juridique. Il s’agit, selon les termes du Premier ministre, de « donner un fondement constitutionnel incontestable au régime de l’état d’urgence ». Ce régime, qui est « le régime de circonstances exceptionnelles le plus fréquemment utilisé sous la Ve République » est le seul à ne pas être inscrit dans la Constitution. Il s’agirait donc de remédier à une sorte d’anomalie juridique :

Il faut donc pouvoir justifier, au regard de la jurisprudence constitutionnelle, l’ensemble des pouvoirs temporaires et dérogatoires conférés aux autorités civiles dans le cadre de l’état d’urgence. Conférer une base constitutionnelle à l’état d’urgence, c’est consolider les mesures de police administrative définies par la loi de 1955.

C’est cette anomalie qui avait fait dire à Manuel Valls, le 20 novembre, devant le Sénat, qu’il y aurait «un risque» à saisir le Conseil constitutionnel du projet de loi prorogeant l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions.

A lire Etat d’urgence : Valls admet ne pas respecter la Constitution

L’argument est toutefois très discutable. Comme l’a rappelé le député EELV Sergio Coronado, « le Conseil constitutionnel a reconnu dès 1985 que le silence de la Constitution n’interdisait pas au législateur ordinaire d’instaurer l’état d’urgence ». Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a également consacré le 22 décembre dernier la constitutionnalité de l’assignation à résidence telle que permise par la loi sur l’état d’urgence dans sa version de novembre 2015. En outre, dans son avis du 17 novembre 2015 sur l’avant-projet de loi de prorogation, le Conseil d’État a affirmé qu’il n’était pas nécessaire de constitutionnaliser le dispositif de l’état d’urgence. Avant d’affirmer le contraire dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle soumis présenté ce jour-ci. En droit, la nécessité de constitutionnaliser l’état d’urgence n’apparaît donc pas clairement.

Substituer à l’état de droit le droit de l’État

Je n’ai, pour ma part, aucune raison de m’opposer sur le fond à une mesure dont je vois bien la pertinence et l’intérêt (…). Ce qui a présidé au refus de votre amendement par le Gouvernement lorsque vous l’avez présenté, c’est la conviction que nous avions, sur la base d’une analyse juridique que je crois assez fine, de son inconstitutionnalité. Si nous proposons de modifier la Constitution pour constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est précisément aussi pour pouvoir recevoir un jour de tels amendements.

La seconde raison est d’opportunité. Manuel Valls affirme vouloir « parachever la révision de la loi de 1955 ». « Certaines mesures n’ont pu être inscrites dans la loi du 20 novembre en raison de contraintes jurisprudentielles », a-t-il déclaré devant la commission des lois de l’assemblée en annonçant le dépôt imminent d’un projet de loi. Que pourrait donc permettre de plus la constitutionnalisation de l’état d’urgence ?

Un échange entre le député Alain Chrétien (Les Républicains) et le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, lors d’une débat dans l’hémicycle sur l’état d’urgence et la politique pénale, le 13 janvier, permet de s’en faire une idée. Le député se plaignait du rejet en novembre de son amendement visant à permettre, lors des perquisitions administratives, la saisie du matériel informatique plutôt que la copie des données qui s’y trouvent. Au passage, il assurait que le président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas, nommé depuis Garde des sceaux, lui avait « avoué que cet amendement aurait été fort utile ». Ce qui est aussi l’avis de Bernard Cazeneuve dans sa réponse :

Le projet de loi constitutionnel introduit après l'article 36 un article 36-1 ainsi rédigé : « Art. 36-1. – L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. « La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements. « La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »
L’objectif de la constitutionnalisation de l’état d’urgence est donc de rendre constitutionnelles des lois qui ne le sont pas en changeant la constitution. Ce qui revient à substituer à l’état de droit le droit de l’État.

Dernier motif invoqué par Manuel Valls : il s’agirait « d’empêcher la banalisation de l’état d’urgence ou tout recours excessif » à ce dernier. Louable intention dont il est permis de douter pour trois raisons.

D’abord parce que le fait que l’état d’urgence soit « déclaré » en conseil des ministres n’induit pas que les ministres débattent de son opportunité ; certains parlementaires, dont le nouveau président de la commission des lois, Dominique Raimbourg, jugent préférable « d’écrire qu’il est « décrété », terme qui semble favoriser une délibération collective ».

Ensuite parce que rien ne limite la durée de l’état d’urgence dans le projet de loi constitutionnel présenté par le gouvernement. Interrogé à ce sujet, Manuel Valls, qui a récemment déclaré à la BBC qu’il faudrait le prolonger « jusqu’à ce que nous soyons débarrassés de Daesh », s’est montré peu disposé à accepter des amendements qui limiteraient – par exemple à quatre mois – la prolongation de l’état d’urgence par les parlementaires ; le Premier ministre y voit une « limitation des prérogatives du Parlement » qui « pourrait ne pas s’adapter à certaines crises civiles ».

Enfin, on ne peut qu’être inquiet d’entendre Manuel Valls confier à la représentation nationale qu’il serait « délicat » d’interdire dans la Constitution la dissolution du parlement pendant l’état d’urgence, une précaution demandée notamment par Roger-Gérard Schwartzenberg (PRG) et Jean-Christophe Lagarde (UDI). A leur endroit, le Premier ministre a même fait état d’un argument que n’aurait pas renié Charles Pasqua : « Si l’état d’urgence avait été déclaré en mai et juin 1968, le Général de Gaulle aurait-il pu dissoudre l’Assemblée nationale ? » A quoi le président de l’UDI a répondu : « On ne sait pas qui, demain, pourrait avoir la possibilité d’abuser de ses pouvoirs. »

C’est en effet toute la question de cette constitutionnalisation. En l’espèce, les députés et les sénateurs seraient bien inspirés d’appliquer le principe de précaution. En votant contre.

Politique
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Budget : les chiffres qui montrent que la gauche est en train de perdre
Analyse 22 octobre 2025

Budget : les chiffres qui montrent que la gauche est en train de perdre

La majorité des plus de 1 700 amendements déposés par les députés ont été examinés par la commission des finances. Et le premier bilan chiffré n’est pas bon pour les groupes parlementaires du Nouveau Front Populaire, dont la majorité des amendements ont été rejetés.
Par Pierre Jequier-Zalc
En commission, le RN et la Macronie s’allient pour défendre un budget d’ultra-riches
Analyse 22 octobre 2025 abonné·es

En commission, le RN et la Macronie s’allient pour défendre un budget d’ultra-riches

Les débats sur le volet recettes du projet de loi de finance pour 2026 ont débuté ce lundi en commission des finances, donnant à voir une alliance tacite entre le bloc central et le RN pour protéger les privilèges des plus aisés et des grandes entreprises.
Par Pierre Jequier-Zalc
Budget : « Le PS est en train de commettre une faute politique très grave »
Entretien 22 octobre 2025 abonné·es

Budget : « Le PS est en train de commettre une faute politique très grave »

Depuis lundi matin en commission, Claire Lejeune, députée insoumise de la septième circonscription de l’Essonne débat du volet recettes du projet de loi de finances 2026. Sans réussir à obtenir d’avancées majeures, alors que les débats en séance commencent vendredi.
Par Pierre Jequier-Zalc
VIDÉO – Soutien à Nicolas Sarkozy : « Honte à la justice ! »
Reportage vidéo 22 octobre 2025

VIDÉO – Soutien à Nicolas Sarkozy : « Honte à la justice ! »

Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées le 21 octobre au matin dans le XVIe arrondissement de Paris pour protester contre l’incarcération de Nicolas Sarkozy. Reportage.
Par Pauline Migevant