Réjane Sénac : « Il y a une continuité entre toutes les formes de discrimination »

Souvent jugée secondaire dans les milieux militants, la lutte antispéciste permet pourtant de mettre en lumière les mécanismes de domination à l’œuvre dans tous les processus de discrimination.

Caroline Baude  • 23 octobre 2025
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Réjane Sénac : « Il y a une continuité entre toutes les formes de discrimination »
En France, 80 % des animaux terrestres abattus proviennent d'élevages intensifs.
© Magda Ehlers / Pexels

Réjane Sénac, est politologue et directrice de recherche CNRS au Cevipof, le centre de recherches politiques de Sciences Po. Spécialiste des enjeux contemporains de l’application du principe d’égalité et des questions de discriminations, elle est l’autrice de Par effraction : rendre visible la question animale (éditions Stock et Philosophie magazine). Entretien, à visionner ici ou via le lecteur dans le corps de l’article.

Le titre de votre livre parle d’« effraction » : entrer là où la question animale est tenue à distance. Comment cette effraction transforme-t-elle à la fois votre travail de chercheuse et notre manière de penser le politique ?

Par effraction. Rendre visible la question animale, Réjane Sénac, Stock.

Mettre en visibilité les mobilisations contre la maltraitance animale et les violences envers les animaux non-humains permet de leur donner une visibilité et de les intégrer dans la conversation, à la fois scientifique et politique. Cela permet de les analyser au même titre que d’autres formes de mobilisations contre les injustices. Mon travail a toujours exploré les marges du politique et du scientifique, des groupes historiquement animalisés aux animaux non-humains, souvent associé à une nature contradictoire avec la raison.

La cause animale reste un tabou, car elle nous confronte à nos dissonances cognitives : aimer les animaux tout en participant à leur exploitation. Comment provoquer un « choc politique » et non un « choc moral » ?

L’enjeu est justement de se situer dans un registre politique et non psychologique. Il s’agit de comprendre ces rapports à un niveau collectif, politique, lié à nos systèmes de production, de consommation et surtout de normes. Derrida parle de « carnophallogocentrisme » : le fait que notre équilibre est fondé sur la puissance de sacrifier le non-humain pour asseoir notre existence et notre déploiement.

Parler de dissonance cognitive individualise la responsabilité et culpabilise. Le vrai dilemme doit être porté au niveau collectif, politique. Le tabou est ébréché, mais on ne veut pas payer le coût d’assumer cette culpabilité collective.

Passer du choc moral au choc politique signifie passer de ce malaise individuel à une prise en main en tant que citoyen.

Passer du choc moral au choc politique signifie passer de ce malaise individuel à une prise en main en tant que citoyen, en tant qu’acteur. S’inscrivant de la même manière que pour le racisme, le sexisme, les inégalités économiques et sociales. On peut avoir un malaise vis-à-vis de privilèges et au même moment se dire : le sujet ce n’est pas moi, mais comment je peux participer à un autre cadrage politique.

Vous soulignez que la domination animale est liée aux dominations coloniales, patriarcales, capitalistes. Faut-il penser l’émancipation comme un processus commun entre humains et non-humains ?

Selon les enquêtes nous sommes de plus en plus antiracistes, féministes, écologistes, contre la maltraitance animale. Pourtant les inégalités, injustices et violences perdurent. En prenant du recul, on constate que les inégalités structurelles des groupes animalisés, que le philosophe canadien Will Kymlicka appelle les « presque humains », sont liées à celles qui sont faites aux animaux non-humains, qu’il appelle les « sous-humains ». Il y a une continuité sociohistorique dans le rapport à l’exploitation. Tout est entremêlé dans l’accaparement du corps des personnes racisées, des femmes, de leur travail, mais aussi des animaux non-humains. Lesquels sont aussi perçus comme des outils, des ressources.

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Il y a aussi une continuité théorique : l’idée qu’un groupe légitime sa domination au nom d’une supériorité – particulièrement associée à la capacité de la raison, d’être du côté de l’intérêt général, de la culture, de l’abstraction, de la neutralité, et pas de celui du particulier, de l’instinct, de la nature. L’historien Achille Mbembe travaille sur le nécropouvoir : pas seulement gouverner, contrôler la vie, mais avant tout avoir la légitimité de donner la mort. Il soutient que le colonialisme et le racisme sont liés au fait d’associer les personnes racisées à la nature et non pas du côté de l’humain. Il y a une imbrication claire en termes de domination. Il s’agit de réfléchir à une imbrication en termes d’émancipation.

Comment les mouvements féministes, écologistes ou antiracistes peuvent-ils se saisir de la question animale, sans hiérarchiser les causes ?

Les psychologues sociaux disent qu’il n’y a pas de concurrence, de diversion ou de déni de la part de ceux qui sont mobilisés ou sensibles à la lutte des animaux non-humains, puisque ce sont aussi ceux qui sont le plus sensibles aux autres formes de violences. Souvent, les mobilisations contre la maltraitance animale sont discréditées sous couvert qu’il y a plus urgent, qu’il faut en premier lieu régler les inégalités qui concernent les humains. La cause animale n’est pas une diversion.

Au contraire, elle monte en synergie. Ça nous amène à voir des choses invisibles. C’est un miroir grossissant de la dimension fondamentale des violences, puisque cette question interroge qui a le droit d’être violent envers qui. Dans mon enquête sur la convergence des luttes, beaucoup de responsables d’associations citaient une expression de Lilla Watson, une aborigène d’Australie : « Si tu es venu pour m’aider, passe ton chemin. Si tu es venu parce que tu considères que ton émancipation est liée à la mienne, alors cheminons ensemble. »

Les antispécistes nous amènent à nous poser cette question : comment peut-on manger les cochons, se vêtir des vaches, alors qu’on dit aimer les chiens ?

Dans le rapport entre les différentes causes, on se rend compte qu’on ne peut parler d’écologie sans justice sociale, sans féminisme, sans antiracisme. Toutes ces causes forment une synergie. La question animale nous interroge ainsi : « Comment je me positionne vis-à-vis des plus vulnérables ? ». Comment se construit une société pour qu’il n’y ait plus de réflexe de violence vis-à-vis des plus vulnérables ?

La lutte antispéciste est menée par des alliés, au nom des premiers concernés. Quelle place les animaux d’élevage, de rente et de ferme occupent-ils dans cette lutte ?

Il y a une différence entre les mobilisations animalistes – contre la maltraitance animale – et les mobilisations antispécistes. Les antispécistes sont concentrés sur les animaux dits d’élevage car ce sont ceux qu’on exploite et tue avec la dimension la plus aiguë de la légitimité d’une violence sans limite. Comme le dit la psychologue Mélanie Joy, les antispécistes nous amènent à nous poser cette question : comment peut-on manger les cochons, se vêtir des vaches, alors qu’on dit aimer les chiens ?

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Ce rapport aux animaux dits d’élevage nous montre une contradiction dans le rapport aux autres espèces animales. Et ce rapport est central : écologiquement, on va dénoncer l’élevage intensif. Mais la plupart du temps, on conserve l’idée qu’il y aurait un bon élevage pour l’entretien du paysage, mais aussi une manière vertueuse d’élever, de tuer et de manger des animaux non-humains. C’est le nœud du débat. La remise en cause de la maltraitance des animaux domestiques est assez consensuelle. Par contre, ce qui est moins systémique, ce sont des comportements plus individuels. Doit-on remettre en question tout un système de violence, de domination et d’exploitation ?

On sait que notre vie est faite de la mort des autres.

Peut-on parler d’un tournant animaliste du politique ? Ou reste-t-on, selon vous, dans une logique de compassion sans transformation réelle ?

Je pense que nous sommes dans un moment paradoxal qui peut être vu comme un moment de bascule, de transition. Le déni est moins possible. Dès 2016, une commission d’enquête soutient que c’est grâce à la désobéissance civile, en particulier de L214, qu’on ne peut plus ne pas savoir. La honte change un peu de camp avec la maltraitance animale, il y a une évolution juridique.

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Des droits pour les animaux existent, mais sont peu mis en pratique en termes de sanctions, de contrôles, de cohérence. Il y a une évolution et en même temps une forme de résistance, voire de régression. C’est un système d’exploitation qui est protégé et des intérêts qui sont contradictoires, on le voit avec la loi Duplomb, avec des enjeux écologiques, sociaux et antispécistes. Par effraction, c’est cette idée que la brèche est là. On sait que notre vie est faite de la mort des autres.

Lundi 20 octobre, un amendement du projet de loi de finances 2026 a été adopté en commission des finances pour supprimer la défiscalisation des dons aux associations qui entre par effraction dans les élevages. Pourtant la justice a déjà reconnu l’utilité de ces vidéos et la légitimité de recourir à cette désobéissance civile légitime. Qu’en pensez-vous ?

Il y a deux expressions de la démocratie qui s’opposent. Une conception qui est la gestion du pluralisme, toujours en mouvement et définie par la capacité à entendre les désaccords et les intégrer comme une manière d’avancer sur ce qui est le plus juste. Et une démocratie fermée, qui ferme les discussions qu’elle considère comme contradictoires avec l’ordre.

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Nous sommes dans un questionnement de l’État de droit et de la démocratie. Il y a une nécessité d’être en résistance sur le fait de préserver une démocratie ouverte, qui ne rende pas légale la censure ou le fait de discuter que de ce qui ne dérange pas l’ordre économique, politique et social. En particulier, ce qui peut déranger les intérêts économiques et politiques de ceux qui sont en position de dicter les lois. Pour que la loi soit l’espace de l’arme de l’égalité et non de la reproduction des inégalités.

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