La démocratie au bout du clic ?

Grâce au numérique, la « civic-tech » veut impulser une autre façon de prendre part au débat politique, plus horizontale et plus participative. Doux rêve ou réelle vision citoyenne ?

Julia Gualtieri  • 7 décembre 2016 abonné·es
La démocratie au bout du clic ?
© Simon Guillemin/Hans Lucas/AFP

L’univers numérique a un nouveau dada : « les civic-tech ». Derrière ce néologisme se cacherait le moyen de renouveler notre démocratie en crise, de faire sa « mise à jour » et de la rendre plus interactive. Ces « technologies civiques », en bon français, ce sont par exemple les primaires citoyennes organisées par Primaire.org, qui entamera du 15 au 31 décembre le second tour de l’élection de son « candidat citoyen », avec presque autant de participants que la primaire écolo. Mais ce sont aussi des sites de contribution aux projets législatifs, à l’instar du site Parlement & Citoyens, ou encore des espaces de débat et de d’échanges tels que DemocracyOS.

La liste est encore longue : interpeller les élus avec le « PiPhone » de la Quadrature du Net, un outil de campagne téléphonique, ou mobiliser grâce au mastodonte qu’est devenu Change.org, avec ses sept millions de Français signataires, donner de son temps avec -Fullmob, un outil de « crowd-timing » … Autant dire que le registre des « civic-tech » est plutôt disparate. Avec cependant un point commun : se servir des technologies pour interroger la démocratie et proposer aux citoyens de participer en continu pour influer collectivement sur la sphère publique et politique. Un brin ambitieux ? « Les civic-tech portent un fort potentiel de transformation démocratique », estime le professeur de science politique Loïc Blondiaux.

La transformation est donc en marche ? Difficile de répondre simplement, vu la diversité des initiatives, qui n’ont pas toutes les mêmes ambitions. En comparaison de certaines tentatives institutionnelles, les civic-tech semblent bien plus efficaces pour mobiliser les citoyens. Le sociologue Dominique Cardon cite un exemple « un peu méchant », de son propre aveu. En 2013, l’Union européenne organisait une consultation publique sur la pêche en eaux profondes. Au même moment, la dessinatrice Pénélope Bagieu publie une bande dessinée accompagnée d’une pétition sur le même sujet. Résultats : 16 contributions pour la consultation contre 600 000 signatures pour la BD.

Illustration de la paresse supposée du citoyen ou réelle performance pétitionnaire ? Signer est en effet facile… et demande moins d’engagement que de se frotter aux CRS. Ainsi, les sujets qui mobilisent suscitent davantage de réactions émotionnelles que d’analyses réfléchies, favorisant ainsi une forme de démocratie d’opinion. Mais, selon Clément Mabi, chercheur à l’université de Compiègne et membre du collectif Démocratie ouverte, si les pétitions sont critiquables, il ne faut pas les sous-estimer. Simples et populaires, elles créent du débat public, « peut-être même plus que pas mal d’associations actuellement » et elles sont surtout les seules à permettre de décloisonner les publics.

Toutefois, en dépit du réel succès de ces pétitions, l’ensemble des civic-tech est loin d’avoir trouvé son public. Jean Massiet, créateur de la chaîne Accropolis, qui permet de commenter en direct les séances parlementaires, ne s’en formalise pas : « Avec mes 5 000 abonnés, je suis peut-être bien loin des YouTubeurs humoristes, mais j’ai une communauté fidèle, avec une vraie proximité. » L’enjeu des civic-tech, ouvrir la participation citoyenne, reste donc un vaste chantier. À l’inverse des moyens de démocratie participative traditionnelle, comme les conseils de quartier, les technologies civiques parviennent à attirer un public jeune, considéré comme éloigné de la participation politique, mais qui n’est pas pour autant plus représentatif de la population dans son ensemble.

À la mairie de Schiltigheim, dans le Bas-Rhin, -Laurent Py, le directeur des services techniques, en a fait le constat. L’installation de l’application Tell My City, qui recueille les doléances des citoyens, n’a pas permis de diversifier les publics. Selon un sondage réalisé auprès d’élus en mars 2016 par le think tank Décider ensemble, seul un tiers des municipalités ayant déployé ce type d’applications estime toucher des publics nouveaux. « Nombreux sont ceux qui n’ont pas accès au numérique ou n’ont ni les connaissances ni le temps nécessaire pour s’en emparer », analyse Clément Mabi. À l’évidence, les outils seuls ne peuvent activer l’engagement citoyen dans la sphère publique.

Stéphanie Wojcik, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, relève une autre faiblesse. En dépit des discours, la collaboration collective est souvent la grande absente de ces initiatives : les civic-tech font le plus souvent dans la compilation de propositions, dans la vérification des programmes (fact-checking) ou dans le signalement, comme avec Tell My City. « En fin de compte, la dynamique est plus individuelle que collective, on évite de se demander comment débattre collectivement, comment faire pour que les gens s’écoutent et construisent ensemble. »

Un regret que partage Pierre, de la commission numérique de Nuit debout : « Il nous manque des outils qui s’inscrivent dans des dynamiques de délibération, de partage des compétences, et pas seulement dans la possibilité de donner son opinion. » Un réseau social local a cependant séduit la commission : Communecter, qui relie tous les acteurs d’une commune, des citoyens aux syndicats, des associations aux entreprises. Car, sans ce contact direct, les civic-tech risquent de « virtualiser un phénomène qui n’existe pas », précise Pierre.

Même avis du côté de Clément Mabi : « Ce qui m’intéresse, ce sont moins les créations de civic-tech que la façon dont elles peuvent venir servir d’autres luttes. » Une perspective qui est loin d’être partagée, sans pour autant être écartée. Pour le chercheur, les civic-tech se trouvent à un tournant : « Serons-nous dans une démocratie participative d’élevage, qui ne bouscule pas trop, ou dans une logique de transformation réelle ? » Rien n’est encore gagné. D’autre part, la civic-tech pourrait-elle se doter d’un projet politique ? Stéphanie Wojcik trouve, dans l’ensemble, les initiatives assez consensuelles : « Les acteurs d’aujourd’hui sont loin des utopies d’Internet des années 1980-1990, du rêve d’une démocratie directe et sans intermédiaire, de la volonté de faire des référendums permanents. »

Pour le moment, la tendance est plutôt de mieux faire fonctionner la démocratie représentative que de remettre en cause son fonctionnement ou le pouvoir décisionnel. D’abord parce que, en matière de décision et de mise en œuvre, les civic-tech restent dépendantes des institutions. Ensuite parce qu’une partie des outils est vendue à ces institutions. C’est le cas de la plupart des applications destinées aux communes. « Pour certains, dont je fais partie, explique Pierre, la civic-tech a été récupérée par des acteurs qui y voient avant tout un business. »

Stéphanie Wojcik acquiesce. « Depuis les campagnes de profiling américaines, il y a une forme de monétisation de la participation et des professionnels spécialisés. » Les sites de pétitions en sont les héritiers directs. Avaaz est une ONG, mais Change.org est une entreprise dont les revenus reposent sur la récupération de données, utilisées ensuite pour vendre des campagnes ciblées. Impossible toutefois de savoir exactement ce qu’engrange l’entreprise, car ses comptes ne sont pas publiés.

Il ne faudrait toutefois pas limiter la portée de civic-tech à ces « entrepreneurs de la participation ». De nombreuses initiatives vivent de crowdfunding et parfois de subventions… venues de Google. « Ce sont les seuls à donner de l’argent », relève Jean Massiet, d’Accropolis, quelque peu contrarié que le gouvernement, toujours prompt à saluer le travail de la civic-tech pour redorer son propre blason, n’ait pas encore créé une fondation, contrairement à d’autres pays d’Europe. La France s’apprête pourtant à accueillir, du 7 au 9 décembre, le 4e Sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert, lequel regroupe 70 États et des organisations de la société civile agissant pour « la transparence, la participation citoyenne et l’innovation démocratique ».

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