Climat des affaires : l’impossible confiance

Au-delà du cas des quatre ministres qui ont dû démissionner à peine élus, c’est tout un système de conflits d’intérêts qui empêche de « moraliser » réellement la vie publique.

Nadia Sweeny  • 12 juillet 2017 abonné·es
Climat des affaires : l’impossible confiance
© photo : ALAIN JOCARD/AFP

Mercredi 5 juillet, la commission des lois du Sénat rendait publics ses amendements au projet de loi censé rétablir la confiance des citoyens dans l’action publique. Le lendemain, Richard Ferrand, président du groupe La République en marche (LREM) à l’Assemblée nationale, était entendu par la police judiciaire de Rennes. Soupçonné de prise illégale d’intérêt, il est accusé d’avoir utilisé son poste de directeur général des Mutuelles de Bretagne pour organiser une juteuse transaction immobilière en faveur de sa compagne.

Le jour suivant, c’est au parquet de Paris d’ouvrir une information judiciaire pour « favoritisme et recel de favoritisme » dans l’affaire dite de la « French Tech Night », soirée organisée à Las Vegas en janvier 2016 à laquelle s’est rendu Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. En tant qu’ex-directrice générale de Business France – agence publique de promotion des entreprises françaises, en charge de l’organisation de l’événement –, Muriel Pénicaud, actuelle ministre du Travail, est directement visée. « S’il y avait une mise en examen de Muriel Pénicaud, elle devrait quitter le gouvernement », répète le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner.

« Le choc de confiance » qu’appelait de ses vœux François Bayrou semble s’être mué en un choc sceptique d’autant plus virulent que l’exigence des citoyens en matière de probité s’accroît au rythme des coupes budgétaires. Le renouvellement des visages, tant vanté, aura-t-il un impact sur les pratiques abusives ? Rien n’est moins sûr. En moins de deux mois, quatre ministres ont déjà quitté le gouvernement. Outre Richard Ferrand, Marielle de Sarnez, Sylvie Goulard et François Bayrou ont dû démissionner à la suite de l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « abus de confiance et recel » en faveur du MoDem.

Le garde des Sceaux a annoncé son départ sept jours après avoir déposé son projet de loi pour « la confiance dans l’action publique ». Dénonçant une « inquisition » dont l’objectif serait « de décrédibiliser la parole du ministre qui devait porter cette loi », le maire de Pau dit avoir décelé derrière les témoignages qui mettent en cause son parti l’œuvre « de forces et de puissances pour qui la moralisation de la vie publique serait un obstacle à leur influence et à leur lobby »… Une défense qui n’est pas sans rappeler celle du « cabinet noir » de François Fillon, ajoutant de la défiance à la suspicion.

Comme par un réflexe pavlovien, François Bayrou s’en est également pris à la presse : il n’a pas hésité à téléphoner au directeur de la cellule investigation de France info pour se plaindre de l’enquête en cours sur le MoDem.

Une complainte reprise par le Président lors de son discours devant le Congrès à Versailles. Emmanuel Macron a appelé à « en finir avec cette recherche incessante du scandale, avec le viol permanent de la présomption d’innocence, cette chasse à l’homme », fustigeant une « société de la délation et du soupçon généralisé ». Une manière de nier que l’exigence de transparence induit nécessairement une certaine mise à nu.

Ces événements ont, semble-t-il, alimenté les tergiversations autour du nom de la loi qui se négocie en ce moment dans les instances parlementaires. De « moralisation », elle est devenue celle de la « confiance en la démocratie », que la commission des lois du Sénat voudrait voir transformer en « loi pour la régulation de la vie publique ».

« Nous avons voulu que le terme employé soit “régulation” car les autres mots sont dans l’emphase !, n’hésite pas à direPhilippe Bas, sénateur LR de la Manche, président de la commission des lois. Il faut cesser les grandiloquences : ce texte n’est pas une révolution. La loi doit suppléer au manque de morale, pas la créer. » Le philosophe Paul Ricœur – cher à Emmanuel Macron – réservait pourtant « le terme de la morale à l’ordre de l’obligation [1] ». Autant dire que le coup d’éponge n’aura pas la portée attendue.

Au regard du texte discuté, il s’agit surtout de répondre aux scandales médiatiques, en s’attaquant principalement aux parlementaires. On y retrouve l’interdiction des emplois familiaux – mesure phare – ou encore la suppression de la réserve parlementaire (130 000 euros environ par personne) et l’assujettissement de leur revenu à l’impôt.

Si les sénateurs sont prêts à faire l’impasse sur une partie de leur pécule, ils veulent étendre cette transparence aux membres du gouvernement : « Par souci d’équité, les mêmes règles doivent s’imposer au gouvernement, justifie Philippe Bas. Nous devons, par exemple, avoir une visibilité sur l’utilisation de la réserve ministérielle » (19 millions d’euros en 2013, 5,4 millions en 2017). Or, la loi Bayrou ne l’avait pas prévu. Une distinction de traitement qui inquiète les sénateurs, entrés dans un rapport de force avec le gouvernement.

« Ils ont tous peur de perdre leurs privilèges, balaye Sébastien Barles, docteur en droit public, membre de Vigilobb, collectif de lutte contre les lobbys et le pantouflage. Il y a certes quelques progrès dans cette loi, sur l’exemplarité, la fin de la cour de justice de la République, la limite du cumul des mandats… mais il n’y a rien sur les lobbys. Cette loi est une sorte de pommade. Elle fait diversion, en ne s’attaquant pas au cœur du problème : le conflit d’intérêts. »

Cette question est brièvement évoquée dans le projet de loi, pour donner mission aux instances régulatrices des parlements, épargnant là encore les membres du gouvernement. « Pourtant, c’est au cœur du pouvoir : Édouard Philippe était lui-même un lobbyiste !, rappelle Sébastien Barles. La plupart des ministres sont des bras armés des lobbys : on ne sait pas quels intérêts ils défendent. »

Dans la loi relative à la transparence de la vie publique de 2013, le conflit d’intérêts est défini comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Une définition qui pourrait s’appliquer aux entreprises d’économie mixte, mêlant ouvertement intérêts privés et publics sans que cela pose problème. Cette définition peut aussi qualifier les parcours d’allers et retours entre la haute fonction publique et les entreprises privées – « pantouflage » et « rétro-pantouflage » – dont Emmanuel Macron est un bel exemple.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a en charge de contrôler les effets de ces allées et venues, sans réelle efficacité. Le think tank Terra Nova, dans un rapport publié en février 2017, reconnaît que chacun surestime « sa capacité à décider de façon impartiale », ignorant « le dommage qu’une décision prise en situation de conflit d’intérêts peut causer ».

Dans la loi Bayrou, un « registre des déports » – action de s’abstenir de prendre part à la décision en cause devrait cependant notifier l’exclusion d’un député lors d’un vote qui le met en position de conflit d’intérêts. « Au Parlement européen, à chaque vote, des élus lèvent la main pour dire : “Je ne participe pas au vote parce que je suis en conflit d’intérêts”, “Je suis actionnaire de telle société”_, ou_ “J’ai exercé des fonctions de cadre dans telle société” », avait expliqué François Bayrou. Or, dans la première version de son texte, ce dispositif ne s’applique toujours pas aux membres du gouvernement. La commission des lois du Sénat demande que ce soit le cas, incluant les discussions en Conseil des ministres. Édouard Philippe, au regard de son passé de lobbyiste pour Areva, pourrait-il être exclu des débats sur le nucléaire ?

Les liens étroits qui subsistent entre intérêts privés et publics ont déjà valu des déconvenues à Emmanuel Macron pendant sa campagne. Son principal conseiller santé, Jean-Jacques Mourad, médecin interniste à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), a démissionné début mars après que son lien avec l’entreprise pharmaceutique Servier a été mis au jour. Un fait qui a jeté un trouble sur la proposition du futur président de mieux rembourser les médicaments contre l’hypertension artérielle sévère, spécialité de l’entreprise Servier. « Dans son discours de Nevers [6 janvier 2017]_, on retrouve tous les éléments de langage du lobby de l’industrie pharmaceutique,_ s’était alarmée Anne Chailleu, présidente de Formindep, association diffusant une information transparente sur la santé [2]. M. Macron reprend à son compte les justifications apportées par l’industrie pour ses prix élevés et son plaidoyer pour un allégement de la procédure d’autorisation de mise sur le marché. »

Ces procédures légales de mise sur le marché sont au cœur des conflits d’intérêts. C’est pour cela que beaucoup voient d’un mauvais œil le revirement français au Conseil de l’Europe sur les critères de définition des perturbateurs endocriniens. « Le -gouvernement cède clairement aux lobbys agrochimiques », affirme Sébastien Barles, balayant la promesse de Nicolas Hulot de renforcer les analyses du côté français. « Les agences sanitaires nationales font appel à des entreprises privées où se nichent des conflits d’intérêts. Mais, au-delà, Nicolas Hulot pourra faire toutes les expertises nationales qu’il veut, la France est soumise à la réglementation européenne », grogne le docteur en droit public. Nicolas Hulot a, pour sa part, salué l’adoption de ces critères comme « une avancée considérable ». Or, dans son édition du 4 juillet, Le Canard enchaîné révèle que le ministre touche salaires et dividendes sur la vente de produits cosmétiques de la marque Ushuaïa épinglés pour la présence de « benzyl salicylate […]_, soupçonné d’être un perturbateur endocrinien »…_

Quels intérêts défend Nicolas Hulot ? L’intérêt général, répond l’intéressé. En tant que ministre de la Transition écologique, il doit prendre position sur des sujets sensibles, comme le nucléaire, impliquant le groupe EDF, la gestion des déchets, principal marché de Veolia, ou encore l’aéroport contesté de Notre-Dame-des-Landes, pour la construction duquel Vinci a été désigné… Autant de grands groupes partenaires financiers actuels ou anciens de la Fondation Nicolas-Hulot, Veolia siégeant même au conseil d’administration ! Si l’exigence de déports venait à être étendue aux membres du gouvernement, le ministre de la Transition écologique pourrait ne pas participer aux principales décisions qui le concernent ! On touche à l’absurde.

Comme le rappelle Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique, « la frontière entre public et privé est aussi une des frontières de la démocratie […]_. L’intérêt public doit toujours se prémunir contre les tendances inégalitaires qui naissent au cœur du capitalisme, et le caractère opaque de cet espace-frontière ne facilite pas la tâche_ [3] ».

Le flou qui entoure le conflit d’intérêts et l’absence de volonté de trancher maintiennent une suspicion permanente. Il est implicitement demandé non seulement aux journalistes de ne pas enquêter, mais aux citoyens de se fier à la parole publique des femmes et des hommes de pouvoir. Mais, là encore, il y a matière à douter. La nomination de François de Rugy à la présidence de l’Assemblée nationale a de quoi décontenancer. Alors qu’il s’est engagé par écrit à respecter les résultats de la primaire de la Belle Alliance populaire et à soutenir le candidat qui en sortirait vainqueur, il n’a pas hésité à balayer d’un revers de la main sa propre signature. Sa propulsion par la majorité présidentielle à la place de quatrième homme de l’État résonne comme un adoubement de la trahison de son serment. Si l’engagement public n’a officiellement aucune valeur, alors tout est permis.

[1] « Morale, éthique et politique », publié dans la revue Pouvoirs, n° 65 (avril 1993), PUF.

[2] Le Monde, 7 mars.

[3] Entretien dans Le Monde, 24 juin.

Police / Justice Économie
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