Smartphone : comment la technique façonne le monde
Avec ses diverses prouesses, le téléphone « intelligent » consacre le modèle libéral et consumériste de la Silicon Valley. Au point que les pionniers du système eux-mêmes tirent le signal d’alarme.
dans l’hebdo N° 1479 Acheter ce numéro

Le premier président de Facebook, Sean Parker, a vidé son sac, le 9 novembre. Pétri de culpabilité, il s’inquiète du rôle des algorithmes développés par son ancien employeur, qui exploitent « la vulnérabilité de la psychologie humaine » et nous rendent accros : « Dieu seul sait ce que ça fait au cerveau de nos enfants ! »
Les pionniers du Web sont nombreux, ces derniers mois, à exprimer publiquement leurs inquiétudes face à l’emprise grandissante du numérique sur nos vies. « Une poignée de personnes d’une poignée de sociétés oriente par ses décisions la façon de penser d’un milliard de personnes aujourd’hui », affirme notamment Tristan Harris, ancien « philosophe produit » chez Google. Ubérisation du travail, sursollicitation de notre attention, influence des algorithmes prédictifs et du marketing personnalisé… L’explosion de l’Internet mobile a des conséquences encore impossibles à percevoir totalement. Une certitude, tout de même : l’ordinateur que trois quarts des Français ont en poche est en train de modifier nos modes relationnels et notre manière d’être.
« Ce n’est pas une question de société, c’est une question de civilisation », estime le philosophe Éric Sadin, qui observe un mouvement puissant de « silicolonisation du monde ». Partant de son berceau, la Silicon Valley, le Web est en train de consacrer « un stade nouveau du capitalisme, désormais mué en “techno-libéralisme” », une forme d’« anarcho-libéralisme numérique fondé sur la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de la société ».
Le règne de l’individualisationLe smartphone (et l’Internet mobile en général) provoque un double mouvement de numérisation de notre vie : nos faits et gestes sont désormais décalqués en ligne par ce que nous postons sur les réseaux sociaux et la constellation de données recueillies en permanence par les applications de nos smartphones. Réciproquement, le numérique colonise la vie réelle en s’imposant comme un intermédiaire dans nos tâches quotidiennes : outil unique, il remplace boussoles, livres, calculettes, agendas, etc. Il « dévore le monde », frissonnait dès 2011 l’un des pionniers du Web, Marc Andreessen. « Avoir le monde en main signifie aussi, automatiquement, être aux mains du monde », tranche également le philosophe italien Maurizio Ferraris.
S’il est un formidable outil de communication, qui fluidifie notamment les relations sociales en les affranchissant des frontières physiques, le smartphone n’est pas pour autant un outil neutre. Il modifie notre espace-temps en ouvrant une fenêtre permanente sur l’immensité numérique. Tout va plus vite. Le moindre désir, la moindre question semblent