Des bavures qui n’ont rien d’accidentel

Les violences policières – en augmentation et de plus en plus souvent mortelles – ont un caractère manifestement raciste.

Michel Soudais  • 10 janvier 2018 abonné·es
Des bavures qui n’ont rien d’accidentel
© photo : Julien Mattia/NurPhoto/AFP

Leur appel était un cri d’alarme. Il n’a pourtant pas eu l’écho qu’il méritait. Ni suscité même l’amorce d’un débat, ô combien nécessaire, sur la violence d’État. Comme si, dans une France sous état d’urgence, qui ne cesse de renforcer son arsenal législatif répressif, toute interrogation sur le rôle et le comportement de la police était proscrite. Fin juin, donc, une bonne centaine d’enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales appelaient à « faire front contre les violences policières », y voyant « une urgence pour nos libertés et notre dignité ». Leur appel, partiellement publié sur le site de Libération et intégralement sur celui de la revue Vacarme, alertait sur « la dramatique augmentation de la fréquence et de la gravité des violences policières en France », « une réalité dont la visibilité médiatique est souvent faible ».

Assa Traoré « Il y a une injonction à la condamnation pour nous, habitants des quartiers populaires. Nous sommes ceux qui sont obligés de condamner les actes de nos semblables. Nous sommes contraints de faire allégeance, de nous solidariser avec la police, car nous sommes suspects d’être solidaires et d’être une cinquième colonne au sein de la France. Des ennemis intérieurs qu’il faut dompter. Essayer d’expliquer le geste de ces jeunes, de donner une explication rationnelle est vu comme un acte de solidarité et un soutien aux accusés. Enfin, il faut noter la rapidité de l’interpellation et de la condamnation de ces jeunes dans tous les médias. Contrairement aux gendarmes et aux policiers accusés de crimes et de bavures. »
Ces violences n’ont en effet jamais été portées à la une des journaux, hormis lors du mouvement contre la loi travail, quand la répression des manifestations et du mouvement Nuit debout a fait de nombreux blessés dans les rangs des manifestants. Et encore, avec quelles précautions… Si les « bavures » les plus graves des forces de l’ordre ont droit de cité dans les rubriques faits divers des médias, on dépasse rarement le stade du constat : mention des blessures occasionnées lors d’une intervention policière, annonce d’un décès lors d’une interpellation… Ce qui, implicitement, confère à ces événements un caractère accidentel, considéré comme suffisamment hors norme pour ne donner lieu à aucune statistique officielle.

« On sait combien de personnes sont tuées chaque année par des guêpes, mais on ne connaît pas le nombre de celles qui décèdent victimes de violences policières », déplore l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) dans un rapport de mars 2016 portant sur 89 situations alléguées de violences policières survenues entre 2005 et 2015. L’ONG note que, « si les violences policières sont relativement rares au regard du nombre d’interpellations quotidiennes, leur fréquence est loin d’être anodine, et les victimes se comptent par dizaines ».

Pour les auteurs de l’appel du Collectif des universitaires contre les violences policières, celles-ci ont concerné, ces dernières années, « principalement deux cibles. Elles ont directement visé les manifestations qui tentaient de résister aux réformes d’austérité et aux mesures anti-immigration des gouvernements successifs. […] Elles ont surtout visé, depuis plus longtemps et de façon plus pernicieuse, les populations pauvres et racialisées des quartiers populaires ». Le collectif ajoute : « C’est là qu’elles ont été les plus meurtrières. »

Depuis longtemps en effet. Un an après le tabassage mortel de Malik Oussekine, un mensuel antifasciste, Article 31, faisait œuvre de pionnier. Un numéro spécial, publié en décembre 1987, recensait, entre 1977 et 1986, pas moins de 300 « bavures » (dont 82 décès), détaillées succinctement sur dix-huit pages. Cette comptabilité, « loin d’être exhaustive », avait été établie uniquement à partir d’informations parues dans la presse, essentiellement nationale. Elle faisait néanmoins apparaître que « la majorité des victimes [étaient] des jeunes, que la proportion d’étrangers ou de Français d’origine étrangère [était] importante » et qu’« une série importante de ces bavures [avait] un caractère manifestement raciste ». Un constat appuyé par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), qui, le 29 juillet 1987, lors d’une conférence de presse consacrée à trois affaires mettant en cause des commissariats parisiens, où les victimes étaient zaïroises, camerounaises et d’origine guadeloupéenne, s’était déjà dit « préoccupé » par le « nombre important » de personnes se plaignant auprès de lui de « violences policières à connotation nettement raciste ».

La fréquence des violences policières semble bien s’être accélérée depuis, si on en croit le macabre décompte longtemps opéré par le bulletin Que fait la police ? (il a cessé de paraître en 2014, après vingt ans d’existence), que dirigeait l’historien et militant d’extrême gauche Maurice Rajfsus. D’une dizaine de mort par an entre 1997 et 2001, on serait passé à une douzaine au début du XXIe siècle, et même à 18 décès recensés en 2012. Et le profil type de la victime reste un jeune homme des quartiers populaires, originaire du Maghreb ou d’Afrique noire.

Il serait tentant d’expliquer cette augmentation des violences policières par l’influence de l’extrême droite dans cette profession – estimée à 50 % de votants en faveur des partis nationalistes. L’absence de réelle sanction à l’encontre des policiers impliqués dans des brutalités perpétue plus sûrement le recours abusif à la force. Les 89 cas étudiés par l’Acat, dont 26 mortels, n’ont donné lieu qu’à sept condamnations. « Des policiers au-dessus des lois » : tel était l’intitulé d’un rapport d’Amnesty International publié en 2009, constatant que les plaintes pour homicides, passage à tabac ou encore usage abusif de la force par des agents de police n’étaient pas souvent suivies d’enquêtes. Sans doute faudrait-il, comme le réclame l’Acat, que les investigations sur les violences policières soient confiées non à la police, mais à un organe d’enquête indépendant. Revoir l’armement et certaines pratiques des forces de police : interdire les Flash-Ball et autres lanceurs de balle de défense, et prohiber formellement, lors des interpellations, les techniques du pliage et du plaquage ventral, responsables de plusieurs cas de décès.

Ces mesures seraient certes utiles, mais cette augmentation des violences policières a également des racines politiques. Elles sont « profondément liées à l’orientation générale des politiques menées dans le domaine économique et social au cours de ces dernières décennies », note le Collectif des universitaires contre les violences policières. « Le creusement extrême des inégalités et la ségrégation multidimensionnelle qui en résulte, plaçant certaines catégories dans une condition insupportable, ainsi que […] le légitime mécontentement social croissant généré par la destruction des acquis sociaux et des mécanismes de solidarité étatiques rendent nécessaire au “maintien de l’ordre” le recours à une violence physique toujours plus grande contre les personnes. »

C’est bien pour répondre à cet objectif qu’une multitude de lois n’ont cessé, depuis une vingtaine d’années, d’étendre le cadre de l’usage de la force, tandis que les gouvernements encourageaient par leur silence ceux qui en débordaient.

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