Presse : « Recréer des formes d’autorité »

Le quotidien en ligne AOC – pour « analyse, opinion, critique » – limitera volontairement son offre éditoriale et privilégiera le débat d’idées, explique son initiateur, Sylvain Bourmeau.

Christophe Kantcheff  • 24 janvier 2018 abonné·es
Presse : « Recréer des formes d’autorité »
© photo : Julien Falsimagne/Stock

Né ce 25 janvier à l’occasion de la Nuit des idées [1], AOC fait partie des nouveaux titres de presse qui tentent aujourd’hui leur chance dans un paysage médiatique en souffrance. Sur le Net, piloté par une équipe de trois personnes, Cécile Moscovitz, Raphaël Bourgois et Sylvain Bourmeau, AOC est un sigle pour les trois genres d’articles proposés chaque jour : une analyse, une opinion, une critique.

Lancé avec un capital de 100 000 euros, ce site de journalistes publiant des auteurs, qui rémunérera chaque article publié et dont l’économie est essentiellement basée sur l’abonnement, est le fruit d’une réflexion fouillée sur l’exercice journalistique. Sylvain Bourmeau, son initiateur, s’en explique.

Quel est le principe d’AOC ?

Sylvain Bourmeau : Il est simple : il s’agit de publier trois articles par jour du lundi au vendredi, plus un grand entretien le samedi et un texte de création le dimanche. Pas davantage. Tout, dans l’univers numérique des médias, pousse à une course folle, notamment pour la publicité, qui conduit à devoir perpétuellement augmenter le nombre d’articles publiés, de façon à pouvoir y attacher des bandeaux publicitaires. Pourtant, la valeur nominale de la pub baisse depuis les débuts d’Internet, mais cette baisse est masquée par une augmentation en volume des investissements publicitaires, qui obligent en retour à l’augmentation du nombre d’articles sur lesquels accrocher la publicité – un accroissement de la production éditoriale à nombre constant de journalistes, qui doivent donc travailler de plus en plus rapidement.

Lors de mon passage à Mediapart, dans ses premières années, j’ai remarqué que le succès économique du site reposait moins sur la production d’informations exclusives, rapidement gratuites et reprises par d’autres, que sur le fait que les gens payaient pour avoir moins d’informations. Ils s’abonnaient à un filtre dont les critères de sélection, ceux de Mediapart, leur convenaient.

L’idée d’AOC, que je porte depuis longtemps, a bénéficié de ce constat. Je le radicalise en proposant une offre éditoriale volontairement réduite. En outre, j’ai toujours été fasciné par les « producteurs culturels » qui ont su s’autolimiter. Le modèle absolu, c’est Jérôme Lindon à la tête des éditions de Minuit. Vingt titres par an en 1948 quand il en prend la direction, 20 titres à sa mort en 2001. À rebours de tout ce qui se fait dans l’édition. L’autre modèle, c’est Le Canard enchaîné. Un journal qui gagne beaucoup d’argent, qui aurait pu réinvestir dans l’augmentation de la pagination, ce que n’importe quel autre titre aurait fait. Le Canard est resté à 8 pages. Ce sont des gestes forts qui contribuent à l’identité des éditions de Minuit et du Canard enchaîné.

AOC est un média numérique. Or, Internet n’incline-t-il pas aussi à l’inflation tous azimuts ?

On peut utiliser Internet non pour élargir à tout prix son lectorat, mais pour mettre au point, dès le départ, un modèle économique rendant possible un type de journalisme avec un public relativement limité. Il y a quelque chose de rétro-futuriste dans le projet d’AOC, qui permet, avec les outils du numérique (pas de coûts de distribution ni d’impression, un travail en réseau…), de constituer un public qui ressemble davantage à celui des revues du XIXe siècle qu’aux audiences des médias du XXIe.

Mais AOC se présente comme un « journal des idées », pas comme une revue…

Oui, parce qu’AOC est dans un rapport étroit à l’actualité. Ce qui est aussi rendu possible grâce à Internet. Par exemple, je pense que le comité éditorial n’est plus la bonne forme d’organisation pour une telle entreprise. Il me semble qu’un fonctionnement réticulaire convient mieux, avec un petit noyau dur. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas des moments de convivialité où on se retrouve avec les auteurs autour d’AOC choisies, au sens vinicole cette fois… Mais pas pour constituer des sommaires. L’utilisation des mails et des messageries permet cela.

Il y a une autre raison : je tiens au journal en tant qu’objet éditorial multiséculaire. Pour moi, la vraie distinction ne se situe pas entre le papier et le numérique, mais entre le journal et le site Web. C’était toute la différence entre Rue89 et Mediapart lors de leur création, en 2007 et 2008. Rue89 était un méga-blog, réalisé par des journalistes professionnels, mais dont la forme correspondait à un empilement chronologique. Donc à du flux. Au contraire, à Mediapart, il y a eu la volonté de garder l’objet journal. Ce qui signifie une hiérarchisation, y compris graphique, de la proposition éditoriale. Quand Mediapart est né, on nous disait souvent que la mise en page était ringarde. Alors qu’au contraire elle était futuriste, car elle préfigurait ce qui serait inventé plus tard : les applications sur iPad.

Un journal renvoie donc à l’idée d’une organisation et d’un contexte éditorial. Aujourd’hui, les journaux sont désossés. Les articles circulent tout seuls sur le Net. Je tiens à préserver un contexte éditorial.

Que pensez-vous de la situation générale dans laquelle naît AOC : beaucoup d’inquiétude quant à l’avenir de la presse et une floraison de médias nouveaux ?

Les innovations technologiques liées à la mutation numérique, les usages qui en sont faits, et surtout les modèles économiques dominants qui en sont les soubassements, sont très destructeurs. D’où les crises sociales dans beaucoup de titres, qui ont procédé à des licenciements. Plusieurs donnent le sentiment qu’ils vont disparaître ou arrêter le papier. Ce n’est pas propre à la France, mais celle-ci a subi de plein fouet la mutation numérique, parce que la crise de la presse y a commencé bien avant, sans aucun rapport avec Internet. Au milieu des années 1990, la France se situait au 32e rang mondial pour la lecture des journaux.

On commence à y voir un peu plus clair dans ce que permet le numérique. Du coup, certains, dont je suis, se sont dit que c’était le moment de se lancer dans l’aventure, les coûts étant relativement bas. D’autant que, dans quelques années, les coûts d’entrée risquent d’être plus élevés. D’abord parce que des journaux créés auront perduré. Ensuite parce qu’il y a encore moyen de se servir de Facebook pour lancer un journal (certes, en servant Facebook aussi), mais il est probable que, dans quelques années, ce ne sera plus possible.

La réaction à la concentration de la propriété des médias, détenus par quelques magnats du capitalisme, n’explique-t-elle pas aussi cette floraison ?

Oui, bien sûr. L’indépendance actionnariale est déterminante. Mais l’indépendance vis-à-vis du politique aussi. Comme l’indépendance à l’égard du modèle économique, qui, elle, est trop souvent négligée.

Pour AOC, cette indépendance économique passe par le payant, avec les abonnements – fixés à 12 euros par mois. Mais vous réservez aussi une petite part de vos revenus à la publicité. Pourquoi ?

J’ai voulu garder une place pour la publicité – à peu près 5 % des revenus – pour deux raisons. La première : parce qu’elle permet de pratiquer des échanges. La seconde : parce que cela m’intéresse qu’AOC soit un laboratoire de la reconstitution, à sa très modeste échelle, de la valeur publicitaire. Nous n’allons pas vendre à des annonceurs le fait que leur publicité sera exposée à x milliers de personnes. Nous allons commercialiser des espaces, à l’ancienne, à côté d’un article. Ce ne sera pas une pub qui arrivera d’un serveur extérieur et dont le contenu dépendra des cookies des lecteurs.

Cette valeur publicitaire sera basse, mais solide. Et comme je suis persuadé que la bulle de la publicité numérique va exploser, provoquant des dégâts considérables dans le monde des médias, nous aurons commencé, à notre échelle, à montrer qu’une autre solution est possible. Je suis journaliste, mais on ne peut pas faire du bon journalisme si on ne se soucie pas des conditions économiques de possibilité du journalisme qu’on a envie de faire.

Seront en majorité auteurs d’AOC des intellectuels, des chercheurs, des écrivains. N’est-ce pas une position de défiance vis-à-vis des journalistes ?

Non, mais le journalisme ne peut pas être le monopole de la profession. Pierre Rosanvallon a très bien montré que, depuis la Révolution française, le journalisme n’est pas qu’un métier, c’est aussi une fonction sociale. Bien sûr, les journalistes professionnels doivent y prendre leur part, mais pas seulement eux. AOC vise à faciliter la prise en charge de cette fonction sociale par des écrivains, chercheurs, artistes, intellectuels, etc., en faisant en sorte que des journalistes professionnels – c’est-à-dire la petite équipe que nous formons – se mettent à leur service pour les aider à produire des textes dans des formats journalistiques.

J’ajoute qu’à mes yeux certains journalistes, en particulier des rédacteurs spécialisés, ont des connaissances très importantes dans leur domaine et n’ont rien à envier aux universitaires. Il est donc très précieux que des journalistes spécialisés, ainsi que des critiques, qui sont une part des journalistes les plus menacés dans l’évolution des rédactions, trouvent à AOC un havre.

Votre objectif est de publier des textes qui « visent à faire autorité et à structurer le débat », pour « contribuer à remettre de la verticalité dans l’espace public ». Qu’est-ce à dire ?

Les deux tâches du journalisme sont la production d’information et l’organisation du débat public, c’est-à-dire des propositions de hiérarchisation de l’information. Or, les réseaux sociaux, mais aussi le désossage des journaux que j’évoquais tout à l’heure, ont entamé cette tâche de hiérarchisation. On a besoin d’institutions – au sens sociologique du terme – parce qu’il est impossible d’organiser un espace public sans repères. C’est formidable que chacun puisse s’exprimer sur les réseaux sociaux, mais, dans une horizontalité totale où tout se vaut par principe, on n’y voit plus rien.

Nous avons besoin de recréer des formes d’autorité, c’est pourquoi nous nous appuyons sur des auteurs, au sens étymologique du terme. Mais l’autorité ne se décrète pas. Ce n’est pas en brandissant sa carte de presse ou ses millions de pages vues qu’on affirme une autorité journalistique.

La notion de proposition est importante…

Il faut assumer d’être dans une économie symbolique de l’offre, comme dans tous les univers culturels. Tout ce qui prend les atours d’une pseudo-recherche de ce que voudrait la demande est une supercherie. C’est un comportement que l’on voit beaucoup dans les médias, avec les études de marché, favorisé par le fait qu’aujourd’hui, sur le Web, on peut connaître en temps réel le nombre de clics que recueille un article. C’est un dévoiement du marketing. Celui-ci peut être utile s’il s’agit de trouver les moyens de commercialiser un produit qui existe déjà. Mais, dès lors qu’on inverse la relation et qu’il s’agit de concevoir un produit en fonction des attentes que l’on anticipe, on se fourvoie complètement.

Cela nous conduit, à AOC, à ne pas laisser la possibilité de mettre des commentaires sous les articles. Globalement, le niveau des commentaires est affligeant par rapport à des discussions qui existent sur les pages Facebook de certaines personnes. J’espère bien que les articles d’AOC seront discutés. Mais, sous l’article, ce n’est pas le bon endroit pour le faire.

Élargirez-vous le cercle des intellectuels et des chercheurs aux militants qui, engagés dans une cause, en sont devenus des experts ?

Vu le nombre d’auteurs que nous publierons chaque année, je doute que nous restions dans un cercle fermé. On ne demandera pas aux gens s’ils ont leur carte de chercheur. Deux types de compétences m’intéressent. Celle qui renvoie à la connaissance, quel que soit le mode de connaissance déployée : cadrée épistémologiquement, littéraire, artistique, militante… Et une capacité à exprimer par écrit cette connaissance. Les articles doivent aussi susciter un plaisir intellectuel de lecture. Bien sûr, il faudra plus de temps pour trouver des personnes a priori moins identifiées. Mais on peut aussi faire le pari que celles-ci auront l’idée de s’adresser à AOC ou qu’elles seront guidées vers nous.

Quel sera le positionnement politique d’AOC ?

Une ligne éditoriale ne se décrète pas mais se constate par la trace qu’on laisse. Je suis incapable par avance de dire quelle sera la ligne éditoriale d’AOC. Elle se déduira des choix opérés, de leur cohérence. Mais j’espère que j’aurai l’occasion de publier des articles avec lesquels je serai en désaccord, c’est très important. Ensuite, il y a des grands principes qui ne se discutent pas. AOC sera un journal libéral au sens politique du terme, c’est-à-dire qu’il sera particulièrement attaché à la défense des libertés publiques. Je n’ai pas envie de publier dans nos colonnes des auteurs qui défendent des mesures sécuritaires. En revanche, ceux qui œuvrent pour les libertés publiques, de gauche comme de droite, m’intéressent.

Je crois que nous sommes dans une situation où tous ceux qui sont attachés à ces valeurs-là doivent travailler ensemble pour reconstruire l’espace public démocratique qui commence à nous échapper. Sur les questions économiques et sociales, il est bon que le débat ait lieu entre plusieurs positions de gauche, mais aussi avec des gens de droite. Il reste que le clivage droite-gauche demeure très structurant à mes yeux, et absolument nécessaire.

Sylvain Bourmeau Journaliste, producteur de « La Suite dans les idées » sur France Culture, professeur associé à l’EHESS et auteur de Bâtonnage (Stock, 2017).

[1] 3e édition de cette nuit de débats, internationale et interdisciplinaire, coordonnée par l’Institut français.

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