En Allemagne, consultation sous influence

Les sociaux-démocrates décideront le 4 mars de reconduire ou non l’alliance avec le parti d’Angela Merkel. Enjeu : éviter de nouvelles législatives qui profiteraient à l’extrême droite.

Rachel Knaebel  • 28 février 2018 abonné·es
En Allemagne, consultation sous influence
© photo : Angela Merkel entourée de membres de l’AfD au Bundestag.AFP/tobias schwarz

Plus de cinq mois après les dernières élections législatives, l’Allemagne n’a toujours pas de gouvernement. Depuis septembre, le Bundestag compte aussi un parti d’extrême droite en son sein, l’AfD, qui y a fait une entrée fracassante avec 92 députés (sur 709), bien plus que la gauche (Die Linke, 69 sièges) et les écologistes (Grünen, 67). Une première depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

C’est dans ce contexte inédit que les quelque 450 000 adhérents du Parti social-démocrate (SPD) votent, jusqu’au 4 mars, pour ou contre la formation d’une nouvelle grande coalition gouvernementale, la « GroKo », avec les conservateurs – la CDU (Union chrétienne-démocrate) d’Angela Merkel et son alliée CSU (Union chrétienne-sociale en Bavière) –, après que les dirigeants de ces partis ont mis au point, le 7 février, un projet d’accord de gouvernement. Sorte de reconduction d’une formule à la tête de l’Allemagne depuis 2013.

Le SPD est sorti de ces quatre ans avec seulement 20,5 % des voix aux législatives de septembre, contre 25 % quatre ans plus tôt, un recul historique. Au lendemain du vote, le parti et son candidat, Martin Schulz, ont donc d’abord refusé catégoriquement l’idée d’une nouvelle GroKo. L’AfD avait récolté 12,6 % des voix, contre 4,9 % quatre ans plus tôt, alors que le parti venait tout juste de se créer.

Jobbik souffle à l’oreille d’Orbán

Les défenseurs des droits humains n’ont de cesse de dénoncer les dégradations de l’État de droit en Hongrie depuis l’arrivée au pouvoir en 2010 de Viktor Orbán et de son parti, le Fidesz (toujours membre du Parti populaire européen au Parlement de Strasbourg). Atteintes à l’indépendance de la magistrature, lois anti-migrants ultra-répressives (la prison à leur entrée dans le pays), fermeture de médias critiques, lourdes pressions sur les associations… Bruxelles a tardé à lancer des procédures de sanctions contre Orbán et a semblé essentiellement préoccupé par une stratégie visant à circonscrire le Jobbik, parti d’extrême droite qui fait pression sur la politique du gouvernement avec les 15 % de voix qu’il représente dans les urnes.

Olivier Doubre

Mais l’alliance CDU-CSU (en tête avec juste 33 % des voix) ne pouvait prétendre gouverner seule. Une tentative d’accord avec les libéraux (FDP, 10,7 %) et les Grünen (8,9 %) ayant échoué, les sociaux-démocrates se sont retrouvés une fois encore en position d’arbitre de la stabilité politique du pays. Soit ils se plient à la grande coalition, avec toujours Merkel pour chancelière, soit l’Allemagne se met en route vers l’inconnu. Car l’alternative, si le « non » d’une majorité des militants du SPD l’emporte, serait la perspective d’un gouvernement minoritaire, ou bien de nouvelles élections où l’AfD, forte de sa dynamique actuelle, pourrait accroître son nombre de députés. Le 19 février, un sondage plaçait même le parti d’extrême droite à 16 % d’intentions de vote, devant un SPD à seulement 15,5 %, une première.

« Depuis septembre, un parti ouvertement raciste est entré au Bundestag. Dans le cas d’une nouvelle grande coalition, il deviendrait le plus important parti d’opposition du Parlement, avec tous les avantages qui y sont liés : plus de visibilité, la tête de la commission du budget, plus d’attention de la part des médias. Ce qui risque de le renforcer encore », analyse Daniel Reitzig, 39 ans, tout nouveau militant du SPD. « Je colle des affiches et je distribue des tracts pour le parti depuis 1990, mais je ne voyais pas l’intérêt de m’encarter. Alors, quand Martin Schulz a dit que les militants pourraient voter sur la grande coalition, j’ai pensé que c’était l’occasion de participer au renouvellement du parti. » Et, pour lui, c’est d’abord rejeter la coalition.

« On nous brandit la menace de nouvelles élections si le “non” l’emporte, mais ce n’est pas automatique », souligne le trentenaire. En Allemagne, c’est le président de la République fédérale qui doit donner son feu vert pour un retour aux urnes. Et il est en effet très probable que celui-ci (Frank-Walter Steinmeier, issu du SPD) préfère laisser à Merkel la charge de former un gouvernement minoritaire. Quitte à ce que la chancelière se débrouille pour négocier le soutien d’une majorité des députés lors du troisième tour de vote organisé au Bundestag pour l’élection du chef de gouvernement. « Et puis les grandes coalitions où le SPD était minoritaire lui ont toujours fait perdre des voix par la suite, même s’il est parvenu à imposer certaines de ses mesures au niveau politique », ajoute le militant. Comprendre : une nouvelle GroKo n’écarterait pas davantage le risque de voir l’extrême droite gagner des sièges au Bundestag lors des prochaines législatives.

Pendant que l’AfD parade dans les médias au fil de sondages de plus en plus flatteurs, le SPD est en pleine ébullition depuis l’annonce du projet d’accord de GroKo. Le Parti social-démocrate a enregistré des milliers de nouvelles adhésions ces dernières semaines, à l’aune de ce vote interne. « C’est encore le même débat qu’en 2013. On dit qu’on veut renouveler le parti et on va se retrouver avec les mêmes, déplore Paul, jeune militant particulièrement remonté. J’ai l’impression de me faire avoir encore une fois. »

Dans la salle aux hauts plafonds et aux lourdes portes de bois de la mairie de quartier de Pankow, dans le nord-est de Berlin, une centaine d’adhérents de la section locale du SPD sont venus débattre. « Quand on est dans une grande coalition, les gens ne voient que les compromis qu’on fait avec les conservateurs, pas ce qu’on arrive à faire passer », regrette une militante des Jusos, les jeunes sociaux-démocrates, qui font une campagne virulente contre la coalition, portés par leur charismatique meneur Kevin Kühnert.

Difficile de distinguer ici une tendance dominante. Il y a des pour plus ou moins fervents, des contre plus ou moins en colère contre la direction du SPD, des militants de longue date et des nouveaux : femmes, hommes, jeunes et retraités. Un vieil homme souligne que, dans un gouvernement, le SPD aura de nombreux ministères. Un militant historique, cinquante années de SPD au compteur, dit avoir lu attentivement le contrat de coalition et l’avoir trouvé difficile à digérer.

Ce texte d’une centaine de pages soumis au vote des militants laisse pourtant apparaître en plusieurs points la signature des sociaux-démocrates : la fin des ventes d’armement aux pays intervenant militairement au Yémen, un engagement clair pour la sortie du charbon, un objectif de 65 % d’énergies renouvelables dans la consommation d’électricité d’ici à 2030 (contre un peu plus de 30 % aujourd’hui). Mais le document prévoit aussi un durcissement de la politique migratoire en rendant beaucoup plus difficile, par exemple, le regroupement familial pour les réfugiés arrivés ces dernières années. C’est d’ailleurs le très droitier Horst Seehofer, président de la CSU, qui s’est vu promettre le ministère de l’Intérieur à l’issue des négociations. Le SPD, lui, devrait diriger les Finances, les Affaires étrangères, le Travail, l’Environnement et la Justice.

« Je suis arrivé à la conclusion que je voterai pour, défend Klaus Mindrup, député SPD au Bundestag depuis 2013. Sur les thèmes du climat et de l’énergie, que je suis en particulier, c’est un bon programme. Et je pense malgré tout qu’au sein d’une grande coalition le SPD peut tirer parti à la fois des mesures qu’il arrive à faire passer et des positions qu’il défend, même s’il ne parvient pas à les imposer aux conservateurs. » Klaus Mindrup juge aussi que le SPD sera plus utile dans un gouvernement – même avec la droite – que dans l’opposition. Lors de la dernière législature, le parti a par exemple obtenu la mise en place, enfin, d’un salaire minimum interprofessionnel en Allemagne. Mais, surtout, le député estime qu’il est de la responsabilité du SPD de ne pas mener l’Allemagne à l’instabilité politique.

Particulièrement affaibli, le parti se serait bien passé de sa position d’arbitre [1] dans ce débat à enjeu démultiplié – l’entrée au Bundestag d’un parti d’extrême droite, nationaliste et flirtant même avec le nazisme, est une première pour l’Allemagne depuis l’après-guerre. Au point que son avenir se décide peut-être à travers le vote des militants. Car, à peine les négociations avec la CDU-CSU terminées, des dissensions ont éclaté au sein du SPD au sujet du choix des ministres et de la direction du parti. Pressenti pour occuper le ministère des Affaires étrangères, Martin Schulz, ancien président du Parlement européen qui avait mené la campagne des législatives, y a renoncé à la suite des récriminations publiques de Sigmar Gabriel (ancien chef du SPD et ex-ministre de l’Économie, à partir de 2013, aux Affaires étrangères depuis 2017). Schulz a même abandonné dans la foulée la tête du SPD.

C’est finalement Andrea Nahles, ancienne ministre du Travail, que la direction a choisie pour postuler à la tête du parti lors du prochain congrès, en avril. Une femme – inédit pour le SPD –, mais aussi une partisane d’une ligne plutôt centriste. « Or, nous avons besoin d’un renouvellement des structures et du personnel, mais aussi du contenu : le parti doit au contraire se tourner sur sa gauche », critique le nouveau militant Daniel Reitzig. « Si le SPD entre dans cette grande coalition aujourd’hui, il finira comme le Parti socialiste français », prédit en observateur averti Mathieu Pouydesseau. Français installé en Allemagne depuis longtemps, il milite au sein de ces deux partis.

[1] De leur côté, les délégués de la CDU ont approuvé le contrat de GroKo lundi dernier.

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