L’Europe hérisson de Sebastian Kurz

Tout en surfant sur les thèmes de l’extrême droite, l’habile nouveau chancelier autrichien se pose en réformateur de l’UE.

Patrick Moreau  • 28 février 2018 abonné·es
L’Europe hérisson de Sebastian Kurz
© photo : Alexei Druzhinin / Sputnik

Lors de la dernière conférence de Munich sur la sécurité, mi-février, le jeune chancelier autrichien Sebastian Kurz (ÖVP, Parti populaire autrichien) a décrit sa vision de l’Europe, alors que son pays prendra la présidence de l’UE en juillet prochain. Sans aucune réaction négative. Un contraste étonnant avec les années 2000, quand l’Autriche avait été mise sous surveillance à la suite de la première coalition entre la droite conservatrice (ÖVP) et l’extrême droite (FPÖ). Cet évident succès montre les qualités politiques sur le plan intérieur, et stratégiques au niveau international, de Sebastian Kurz. Ce que les électeurs semblent approuver : la liste ÖVP se situe entre 33 et 36 % des intentions de vote, et le FPÖ à 26 % (comme les sociaux-démocrates du SPÖ).

Patrick Moreau

Politiste, spécialiste de l’extrême droite en Autriche et en Allemagne, auteur de De Jörg Haider à Heinz-Christian Strache (Le Cerf, 2012). Voir également ses notes sur l’Autriche sur fondapol.org.

Kurz réussit à imposer au FPÖ, antieuropéen, qu’il mette sous le boisseau tout discours sur la sortie de l’UE ou de la zone euro. Certes, la menace du président de la République, Alexander Van der Bellen, de recourir à son droit de dissolution du gouvernement en cas de politique antieuropéenne a joué un rôle. Le chancelier a aussi isolé les questions européennes, qui restent de son seul ressort, tenant à l’écart la ministre des Affaires étrangères, Karin Kneissl, proche du FPÖ.

Kurz a compris qu’il fallait jouer une autre carte que celle de la provocation. Il garde ses distances avec les pays du Groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie), tout en manifestant sa compréhension pour leur politique anti-immigration. Ses relations avec le sulfureux Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, sont bonnes mais sans chaleur. De même que ses rapports avec le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker.

Kurz n’a jamais caché que, s’il restait un partisan de la construction européenne, il lui apparaissait nécessaire d’intégrer des corrections de fond. Il souhaite ainsi pour l’UE une montée en puissance géopolitique, y compris sur le plan militaire, une préservation des « valeurs fondamentales » ayant présidé à sa naissance (démocratie et héritage judéo-chrétien), un système économique libéral visant la réduction des inégalités sociales.

La bureaucratie européenne doit être réformée, l’hyper-régulation interrompue au profit d’une plus grande autonomie des nations-membres. Il prône enfin un meilleur contrôle de la Banque centrale et une remise à plat des perspectives d’élargissement de l’UE (rejet de l’adhésion de la Turquie). La marche vers une Europe plus intégrée doit être repoussée, et la création de ministères européens abandonnée. Surtout, l’immigration économique doit être arrêtée, sans que le droit d’asile soit fondamentalement remis en cause. Le projet Kurz vise une protection très « ferme » des frontières, un renvoi au pays des illégaux, une tenue des migrants à l’écart des systèmes de protection sociale. Enfin, la liste des « pays tiers sûrs » (où renvoyer les migrants) doit être élargie.

À juste titre, Sebastian Kurz est considéré comme l’anti-Angela Merkel par excellence, et perçu comme critique des projets d’Emmanuel Macron. Alors que la chancelière allemande est de plus en plus isolée et affaiblie, il y a derrière Kurz non seulement les pays du Groupe de Visegrád, les États nordiques et du sud-est de l’Europe, mais aussi les Pays-Bas et l’Italie, ce qui conforte son image de réformateur de l’UE.

Sur le plan intérieur, le chancelier autrichien a payé le prix nécessaire. Il a confié au FPÖ la totalité de l’appareil sécuritaire, l’armée, les services secrets, les Affaires étrangères, le fonctionnariat. Mais il compte sur son habileté pour mettre à son crédit le bénéfice des actes de son allié, lequel porterait le chapeau en cas de débordements. Le FPÖ a d’ailleurs été rattrapé par son histoire (un carnet de chansons antisémites diffusé par une des corpos nationalistes qui sont au cœur de ce parti) : le début d’une crise larvée qui devrait renforcer Kurz sur le long terme.

Le chancelier se donne ainsi une image de rénovateur en « volant » au FPÖ ses thèmes porteurs, surfant sur l’hostilité à l’égard de l’immigration et de l’islam manifestée par la population autrichienne (plus des deux tiers des sondés). La croissance économique de ce pays, déjà prospère, vient encore renforcer son aura de battant et de démiurge. La gauche (Verts et sociaux-démocrates) est pour sa part entrée dans une crise idéologique majeure, qui a favorisé l’établissement d’un discours dominant, voire hégémonique, centré autour de l’Heimat (le pays réel où l’on est enraciné), de « l’Autriche d’abord » et d’une vision du monde « hérisson ».

À lire aussi dans ce dossier :

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Monde
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