L’insoutenable productivité du travail

Il faut renoncer à l’idée que la productivité est toujours un progrès.

Mireille Bruyère  • 28 mars 2018 abonné·es
L’insoutenable productivité du travail
© photo : DANIEL INGOLD / CULTURA CREATIVE

Une des grandes inquiétudes actuelles des élites est la tendance de long terme à la baisse des gains de productivité. Or, la productivité est la première contribution à la croissance économique. Les débats sont vifs au sein des économistes pour savoir si nous sommes face à une « stagnation séculaire » ou à l’orée d’une troisième révolution industrielle qui redressera la croissance en détruisant plus ou moins d’emplois. Ces débats tentent uniquement d’identifier les « freins » institutionnels à la productivité, cette dernière étant supposée naturelle. Pourtant, ce n’est pas le cas. La recherche de la productivité est une invention historique née avec le capitalisme. Et comme toute construction humaine, elle rencontre des limites d’ordre anthropologique et écologique.

La première est celle de la finitude de nos besoins matériels. Elle apparaît dès les années 1960 avec la saturation de la consommation des ménages en biens industriels et matériels. Et la tentative de son dépassement par une société des services est une illusion. Car la société des services est bien plus une société hyper industrielle qu’une société immatérielle. Les services nécessitent de la matière pour être produits (énergie, déplacements, locaux) et du temps pour être consommés.

Mireille Bruyère Membre du conseil scientifique d’Attac Le titre de cette tribune reprend le titre d’un ouvrage du même auteur à paraître en avril 2018 aux éditions Le Bord de l’eau.
La deuxième limite est écologique. La croissance et la productivité ne sont pas seulement le résultat de nos sciences et techniques mais sont déterminées par la quantité d’énergie consommée. Nous sommes liés à la Terre.

Enfin, la dernière limite est anthropologique. La mise en place d’une technologie plus efficace fait baisser la productivité globale. Pour Ivan Illich, ces phénomènes s’expliquent par le fait qu’au-delà d’un certain seuil d’énergie consommée, les technologies viennent corrompre le milieu social par un contrôle social accru et des infrastructures coûteuses. Les technologies de l’information absorbent une quantité monstrueuse de temps au lieu de nous en faire gagner.

Ces limites apparues dès les années 1970 ont poussé les élites politiques et économiques à engager le capitalisme vers sa financiarisation et son affaiblissement démocratique. Mais la productivité a continué à baisser partout et nous sommes dans une société encore plus aliénée à cette mystification de la productivité. L’accélération de la digitalisation avec la robotisation et le déploiement de l’intelligence artificielle (IA) dans les services risque de conduire au même résultat : perte de sens, solitude, contrôle et précarité pour le plus grand nombre, une hyper efficacité pour quelques-uns.

Ces limites ne sont pas des frontières qui restreignent notre liberté, elles annoncent plutôt une possible émancipation de la course mortelle à la productivité. Pour cela, il faut renoncer à l’idée que la productivité est toujours un progrès en soi dont il s’agit de répartir les fruits. Il s’agit de renoncer à la centralité de la productivité comme condition de notre liberté. Et comme l’économie est la science de l’efficacité productive, le prix de l’émancipation est donc bien la fin de l’économie comme catégorie politique centrale de nos sociétés.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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