« Leto »/« L’Été» de Kirill Serebrennikov [Compétition]

L’histoire de l’émergence du rock « in the USSR ».

Christophe Kantcheff  • 10 mai 2018
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« Leto »/« L’Été» de Kirill Serebrennikov [Compétition]
© DR

Après le pauvre Everybody knows, et un premier film égyptien un peu trop fragile, Yomeddine, de A. B. Shawky, voici la première œuvre marquante de la compétition : Leto (L’Été). Son réalisateur, Kirill Serebrennikov, ne peut se rendre à Cannes, assigné à résidence dans son appartement de Moscou, après avoir été arrêté sur le tournage de son film cet été. En proie à une sombre accusation de détournement de fonds publics – où il risque 10 ans de prison –, Kirill Serebrennikov s’est aussi distingué en revendiquant son homosexualité, en réclamant la libération des Pussy Riot et en manifestant contre le retour au Kremlin de Vladimir Poutine en 2012.

Leningrad, au début des années 1980, dans un noir et blanc qui renvoie à une époque ancienne. Un groupe de rock joue dans un « club » officiel – censé dédiaboliser cette musique et la rendre respectable –, où les spectateurs, assis comme au théâtre, surveillés par des gros bras, ont tout juste le droit d’applaudir. Sur scène : Mike Naumenko (Roman Bilyk) et son groupe, Zoopark, qui ont réellement existé. Leto ressuscite en effet la scène rock russe qui a émergé alors à Leningrad – tout en restant underground –, quand Brejnev était encore au pouvoir quelques années avant la Perestroika.

Mais on est loin du biopic classique. Certes le film montre assez vite la rencontre entre Mike Naumenko et Victor Tsoi (Teo Yoo), le futur leader du groupe Kino. Ils seront les deux vedettes (solidaires et concurrents) du rock russe, disparus très tôt l’un comme l’autre, au début des années 1990. Mais c’est beaucoup plus l’esprit de ces musiciens, de leur univers que le cinéaste donne à connaître.

Dans ce pays, l’URSS, où tout devait être positif, héroïsé, et ce en dépit de la réalité, Mike, Victor et leur bande se délectent de chanter l’ennui, le désarroi, ou la glande. Ils se nourrissent au rock des grands singuliers des années 1970 : Bowie, Lou Reed, Marc Bolan et son T Rex, le Velvet…, et de quelques figures nouvelles comme Blondie. Derrière le rideau de fer, ils découvrent leurs disques avec un léger décalage, mais les reçoivent 5 sur 5, au gré d’une passion inentamée. Ils en font leur poésie quotidienne (Mike a traduit en russe toutes les paroles de Lou Reed) et leur philosophie. Une chanson réussie n’est pas profonde, rétorque Mike à un de ses acolytes. Pas de politique, pas d’idées existentielles, même si l’Histoire est là qui se rappelle à eux, avec la guerre en Afghanistan, où le batteur de Kino est envoyé. La banalité des paroles de « Perfect Day », du même Lou Reed, reste leur emblème : « Rien qu’une journée idéale/À boire de la sangria dans le parc… »

La bande son de Leto est absolument formidable. Outre que l’on découvre l’énergie et/ou la sensibilité de ce rock russe, inconnude nous, certains morceaux des maîtres anglo-saxons sont interprétés de façon inouïe. Le film est en effet ponctué de moments de comédie musicale très particuliers, comme s’il s’agissait de clips dont l’image aurait été retravaillée au crayon, ajoutant des éléments de fantaisie, empruntés au cartoon. Et, selon les situations, les personnages à l’écran chantent ici « Psycho Killer » des Talking Heads, là « The Passenger » d’Iggy Pop, ou encore « Perfect Day ». Ces clips sont des trouées dans la réalité bornée, dans l’inhibition qui finit par peser. Ce sont des rêves qui deviendraient possibles. Un des membres de la bande, qui a pour surnom Sceptic, rappelle face caméra, au terme de chacune de ces séquences, que « ceci n’a pas existé ». Sauf au cinéma, et c’est jubilatoire !

Leto est aussi traversé par une histoire d’amour à la Jules et Jim. Natasha (Irina Starshenbaum), qui plus tard écrira ses mémoires sur cette période, dont le film est inspiré, est la femme amoureuse de Mike. Elle ne peut, à la fois, combattre son attirance pour Viktor. Pas de scène de jalousie chez ces romantiques rentrés, mais une manière de vivre sa douleur avec une certaine discrétion et un inépuisable spleen intérieur, très rock’n roll, là aussi.

Leto est un film ciselé et inventif, réjouissant et mélancolique. Il parle d’hier et d’aujourd’hui. Le régime de Poutine peut entraver la liberté d’un cinéaste. Pas son talent.

Leto/L’été, de Kirill Serebrennikov, 2h06.

Temps de lecture : 4 minutes
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