Vendus par Free, ils saisissent la justice

Les salariés de Mobipel à Colombes avaient assigné en référé la direction de leur maison mère pour stopper la cession de leur centre d’appels à un sous-traitant. Reportage à l’audience, le 16 mai.

Quentin Bleuzen  • 18 mai 2018
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Vendus par Free, ils saisissent la justice
© photo : Quentin Bleuzen

M a conclusion à moi c’est qu’on a un groupe qui emploie ses salariés, il ne les met pas chez des sous-traitants pour s’en débarrasser. » Ce sont les mots du président du conseil d’administration de Free, Maxime Lombardini, rapportés en début d’audience par l’avocate des élus du personnel de Mobipel, Me Céline Pares. Cette phrase, l’ancien directeur général de Free l’a prononcée dans l’émission « Cash Investigation », diffusée en septembre 2017.

Six mois plus tard, le 6 mars, la direction annonce la vente du centre d’appels Mobipel à un sous-traitant, Comdata. Free retourne sa veste ? Pas du tout, argumentent dans un premier temps les responsables, en assurant que cette vente fait partie du programme d’implantation en Italie, où l’entreprise souhaite développer son influence avec l’aide de Comdata. La vente doit permettre à son nouveau partenaire de se former, d’acquérir des compétences et des outils spécifiques à Free.

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Mobipel se trouve être le centre « parfait » à céder. Suite à de nombreuses procédures de licenciement, il a deux fois moins de salariés que les quatre autres centres français. Et il est à la pointe de la relation clients, via notamment le « visio-call » (système de visioconférence). De plus, le siège social de Comdata France se trouve à 4 kilomètres de Mobipel Colombes.

Ces arguments, repris par l’avocat de la direction, Me Erwan Jaglin, au cours de l’audience, ne convainquent pas les représentants des salariés. Pour eux, la cession c’est l’ultime punition. « Le coup de massue » à l’encontre de l’activité syndicale du centre, débutée en 2014 juste avant les licenciements massifs. Free voudrait-il se débarrasser d’un site trop bruyant ? Les élus du personnel en sont persuadés, d’où l’assignation en référé (procédure d’urgence) des sociétés Mobipel et MCRA (l’entreprise en charge du management des centres d’appels Free) afin d’annuler la cession prévue en juin 2018.

Tout au long de l’audience, plus que tendue, l’avocat de la direction tente de démontrer l’incohérence de ces allégations. Argumentant, par exemple, que la cession est un procédé commun avec Comdata lors de partenariat et qu’elle ne « change rien ».

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Rires et contestations résonnent alors dans la salle bondée, où une petite centaine d’employés sont présents pour suivre l’audience. Pulchérie, interrogée en amont, au cours des trois heures d’attente (la séance a débuté à 17 heures pour une convocation à 14 heures), raconte qu’elle « n’arrive plus à dormir depuis l’annonce du projet de cession ». L’avenir des primes individuelles inquiète cette salariée qui a quatre ans d’ancienneté : « Avec Free, je peux toucher jusqu’à 790 euros de primes, d’après nos informations chez Comdata c’est 200 euros maximum, pour le même salaire de base. »

Marwane Farouki, syndiqué à la CGT, craint, lui, le changement de convention collective : de Syntec (convention collective nationale des bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils), ils devraient passer à celle des prestataires de service, la moins avantageuse. La prime d’intéressement, l’équivalent d’environ 1 100 euros versés au printemps par MCRA « passerait à 200 ou 300 euros chez Comdata », renchérit Adame Dosso, élu CFDT et secrétaire du comité d’entreprise. Selon lui, les justifications de la vente sont infondées, car le groupe pourrait aisément envoyer des spécialistes en Italie pour former les conseillers. Durant les débats, l’avocat de la défense répondra simplement que « ce n’est pas l’option choisie par les actionnaires ».

Un double discours

Le reste de son propos confirme les craintes des salariés. Munis de déclarations d’élus CGT, CFDT et SUD, Me Erwan Jaglin pointe que les relations se passent bien dans les autres centres d’appels où les effectifs sont stables. L’avocate des plaignants s’empresse de répondre que « ça vient conforter l’idée que lorsqu’on s’entend mal on fait régresser les effectifs ». À noter que certains syndiqués ayant retiré leurs déclarations avant l’audience, l’avocat de la direction a saisi le procureur de deux plaintes pour subordination de témoins après ces faits, dénonçant « la mafia » des syndicats.

Mais les échanges d’arguments n’en étaient encore qu’à leurs prémices : dans la suite du débat, Me Erwan Jaglin, interrogé sur la stratégie de recrutement, fait quelques sorties remarquables : « Les représentants du personnel ont décidé de faire la peau à la direction », ce sont « les leaders aujourd’hui ». D’un côté, il argumente qu’une grève ou un débrayage ne motiverait jamais un projet de cession et de l’autre il ne cesse de critiquer l’action des syndicalistes… Des propos contradictoires sur lesquels nous aurions souhaité recueillir les éclaircissements de la direction de Free, représentée ce jour-là par Perrine Vincey, mais cette responsable des ressources humaines n’a pas souhaité répondre à nos interrogations. Nous n’avons donc pas davantage pu obtenir de précisions sur les « rumeurs » ou « les faits journalistiquement retransmis », tant décriés par son avocat.

La juge elle même a eu du mal à tout saisir. Et a d’ailleurs fait savoir à plusieurs reprises qu’elle aurait apprécié qu’Angélique Gérard, la directrice de la relation abonnés, citée à maintes reprises, daigne se présenter au tribunal pour éclairer la situation. Après le rendu du délibéré, le 28 mai, peut-être aura-t-elle une nouvelle occasion de le faire le 21 septembre lors du procès, les syndicats ayant entamé une procédure sur le fond, au cas où la cession devait avoir lieu. La bataille judiciaire des salariés de Mobipel contre Free ne fait que commencer.

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