Contrôle au faciès : une enseignante face à l’État

Professeure en Seine-Saint-Denis, Élise Boscherel se bat pour redonner de la dignité à ses élèves. Une dignité malmenée au quotidien par les discriminations subies avec la police. Avec elle, enseigner devient lutter.

Romain Haillard  • 22 octobre 2018
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Contrôle au faciès : une enseignante face à l’État
© Photo : Romain Haillard

En face du parvis de la basilique de Saint-Denis, un groupe de collégiens ragaillardis par la fin de semaine croise une femme. Un garçon lance une, deux, trois grossièretés à une de ses camarades. La trentenaire se fige, et hésite. Ça la démange, mais elle renonce à intervenir : la fille visée riposte immédiatement par une frappe réflexe sur la tête du collégien. « Ç’aurait été l’un des miens, je n’aurais pas hésité une seule seconde », glisse Élise Boscherel, un sourire en coin. Depuis cinq années, elle enseigne au lycée professionnel Louise-Michel à Épinay-sur-Seine.

Le 1er mars 2017, la leçon du jour n’était pas pour « les siens ». De retour d’un voyage scolaire à Bruxelles, trois de ses élèves se font contrôler par la police, sans motifs réels – visiblement un délit de faciès.

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À plusieurs reprises, elle tente de leur signifier les avoir sous sa responsabilité. Elle se heurte à un mur : « Je m’en fiche, reculez Madame. » La réplique ne se fait pas attendre : « C’est une blague ? » Le ton monte chez les policiers, les lycéens s’interposent. Ce jour-là, tout le monde rentre chez soi, certains interloqués, d’autres humiliés. Elle, se réveille écoeurée. Mais animée par l’envie d’en découdre.

« Je me suis dit : leur vie est horrible. Ils ne peuvent pas sortir, la société ne les considère pas dignes de circuler là où ils veulent ! » Remontée, la Rennaise de naissance décide de se rendre au commissariat de Saint-Denis pour déposer plainte. Deuxième rempart. Les fonctionnaires refusent de l’enregistrer. Elle contacte alors ses élèves. Tous les quatre, ils décident de briser le mur et d’attaquer l’État. Au téléphone, l’un des lycéens lui aurait confié : « Je suis choqué Madame. Vous avez vu comment les policiers vous ont mal parlé ? Ils ont le droit de faire ça ? »

« Le chemin pour aller à l’école n’est pas le même pour tout le monde »

La Bretonne constate, l’amertume dans l’âme : « Mon élève ne se rendait même pas compte de la violence de son propos… Personne ne mérite d’être traité comme ça. » Elle poursuit : « Pour eux c’est normal, ils ont l’habitude. » Une réalité à laquelle elle se confronte au quotidien. « J’entends toujours les mêmes histoires. Tous les jours avec la BAC dans leur quartier. Ils les appellent par leurs surnoms, les interpellent sans arrêt, parfois avant même d’aller en cours… Le chemin pour aller à l’école n’est pas le même pour tout le monde », s’exaspère la fonctionnaire. Ce sentiment d’injustice, elle l’a cultivé pendant ses six années d’enseignement.

« À l’origine, je ne voulais pas devenir professeure », lance la trentenaire. En 2005, elle quitte la tumultueuse université de Rennes 2 – la Rouge – encore bouillonnante de la mobilisation contre le CPE. Élise Boscherel, elle, se tenait dans les rangs de l’Unef – moins rouge. Arrivée à Paris, elle finalise ses études d’histoire et de sociologie à l’EHESS et adhère au Parti socialiste. « J’ai candidaté aux cantonales en 2011 à Saint-Ouen. J’avais axé ma campagne sur la jeunesse et notamment les lycées pro », explique la Rennaise.

Rapidement, la future enseignante sent le besoin de se sentir utile, mais pas pour un parti : « Lors de la campagne, rencontrer les jeunes du département qui tenaient le mur m’a fait réfléchir. » Les contours de son combat se dessinent déjà clairement : « Il y a ce qu’ils laissent paraître, une attitude de défiance. Et ce qu’ils sont vraiment : des adolescents. » La prof insiste : « Ils ne sont pas plus gentils, ni moins, ils sont comme tout le monde. »

À la question de savoir si le 1er mars 2017, elle aurait dépassé son rôle de professeure, Élise Boscherel rétorque : « Mais enseigner dans le 9-3 oblige à en sortir. Si tu deviens prof juste pour transmettre des connaissances, alors change de métier ! » Regard de fer, elle ajoute : « J’ai fait ce que je devais faire. » La construction autour de la figure du délinquant. Voir ces jeunes être jugés pour ce qu’ils représentent et non pour ce qu’ils sont. Tout ça excède l’enseignante. Elle trouvera un réconfort dans le procès de ce lundi, au cours duquel ses trois anciens élèves témoignent pour prouver l’existence d’un contrôle au faciès. Elle conclut, avec une fierté pour eux non dissimulée : _« Je veux qu’on les voie différemment. Là, enfin, ils auront la parole. »

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