Chez Free, le management par « l’enchantement » vire à la « détresse généralisée »

Une expertise interne dévoile la mécanique dangereuse des nouvelles méthodes de management par « l’enchantement », dans le centre d’appels de la marque Free, à Colombes.

Erwan Manac'h  • 19 décembre 2018
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Chez Free, le management par « l’enchantement » vire à la « détresse généralisée »
© Photo : ERIC PIERMONT / AFP

Des salariés « irritables », « à fleur de peau », qui perdent l’appétit et le sommeil et s’inquiètent pour leur vie familiale. Une « situation particulièrement grave du fait d’un risque suicidaire avéré » et une « détresse généralisée » à l’ensemble de l’entreprise. Les mots sont d’une extrême gravité, au fil des 200 pages du rapport d’expertise interne au centre d’appels de Free à Colombes (Mobipel), que Politis a pu consulter.

Missionné en février par le comité d’hygiène et de sécurité, le cabinet d’expertise Alter a conduit une enquête de plusieurs mois sur ce centre employant 210 téléconseillers, que Free vient de céder à Comdata, un grand groupe de relations clients qui jouera le rôle de sous-traitant. Au détour d’une soixantaine d’entretiens et d’un questionnaire envoyé à l’ensemble des salariés, il a pris la mesure d’un « climat social tendu et particulièrement dégradé » et des « manquements graves et répétés de l’employeur à ses obligations de sécurité ». Quatre salariés sur cinq estiment que leur état de santé s’est dégradé depuis leur embauche.

Ambiance « Far West »

Ce centre d’appels ouvert au moment du lancement de l’offre mobile de Free, en 2012, pour recevoir les appels des abonnés de l’opérateur, a connu un management brutal et un turn-over important (plus de 2 000 personnes recrutées en six ans pour un effectif n’excédant pas 500 postes). Une situation dévoilée dès 2016 par Politis. et mise en lumière dans une première expertise du même cabinet, qui pointait en janvier des _« licenciements disciplinaires massifs » ayant conduit à une chute de 60 % des effectifs du centre en trois ans.

Le résultat de cette nouvelle enquête n’est donc pas une surprise. D’autant qu’elle a été conduite dans des locaux désertés et ébranlés par les mouvements sociaux, alors que la cession du site, effective depuis le mois de d’octobre, était vécue par les salariés comme un geste de représailles. Deux tentatives de suicide ont été déplorées sur le site début 2018, juste avant l’arrivée de l’expert.

Le problème est néanmoins ancien et s’explique par « des relations de travail placées sous le signe de la violence et relèvent plus du “Far West” que de l’État de droit », où les conflits sont réglés par « l’éviction des “personnes à problèmes” », détaille l’ergonome qui a conduit l’expertise. Cela crée « un climat constant de peur diffuse, de qui-vive, de paranoïa », chacun étant conscient qu’il peut être renvoyé pour des motifs fallacieux.

« Enchanter » les salariés, pour fidéliser les clients

Ce nouveau document apporte en revanche un éclairage particulièrement aiguisé sur les conséquences d’un nouveau mode de management, largement répandu dans les industries de la relation clients et dans le secteur des services, en plein boom.

Avec le numérique, qui permet aux consommateurs de faire jouer la concurrence au gré des humeurs, les marques sont forcées d’investir fortement leurs relations aux clients, pour tenter de les fidéliser et d’en faire des « ambassadeurs ». Les entreprises jouent donc sur l’effet de surprise en délivrant des cadeaux ou des services nouveaux, comme les nouvelles destinations d’itinérance gratuite dans le cas des forfaits Free mobile. Elles cherchent l’adhésion du client à « une grande cause » incarnée par la marque – Free et son fondateur Xavier Niel se dépeignent en Robin des bois moderne avec leur forfait à 2 euros et sa trajectoire de self-made-man.

Pour parvenir à un tel « enchantement » du client, les entreprises doivent viser l’enchantement des employés eux-mêmes, pour que leur rapport au client se fasse autant que possible sur un registre de proximité. Elles cherchent donc une implication émotionnelle maximale des salariés, sans perdre de vue les impératifs de productivité hyper exigeants, propres au modèle low-cost.

Une stratégie à double tranchant

Pour résoudre ce paradoxe, Free a lancé en janvier 2015 un programme de management jouant sur l’esprit de corps de ses salariés et la promesse d’ascension sociale. Elle promeut des relations amicales et ludiques entre salariés et managers, un réseau social interne, des journées à thème, des événements sportifs et des « concours du meilleur enchanteur ». « La frontière devient poreuse entre la sphère professionnelle et la sphère personnelle », note l’expert. Et cela marche : 90 % des salariés interrogés par l’expert se disent fiers d’appartenir à Free et de participer à « un projet porteur de progrès technologique et de progrès social avec une offre low cost accessible à des populations plus démunies ». L’employeur est ainsi parvenu à une « intériorisation des contraintes » propres au modèle low-cost par les salariés, décrypte l’ergonome.

Sauf que cette politique est à double tranchant. D’une part parce qu’elle nie la logique inhérente aux rapports professionnels : la subordination et le « rapport de domination ». D’autre part parce qu’elle « place l’individu professionnel sur un registre émotionnel et narcissique » et installe un système dans lequel « les difficultés peuvent atteindre profondément l’estime de soi ».

Quand cela se complique, la politique d’enchantement est ressentie avec davantage de violence. Et cela se complique chez Free, comme dans de nombreux secteurs soumis à une concurrence féroce pour gagner des points de marge ou des parts de marché. L’opérateur a adopté une obsession de la performance, installant un reporting en temps réel des statistiques d’appels pris, une pression constante dictée par l’ordinateur de bord des conseillers et une évaluation systématique des appels selon trois critères, qualitatifs et quantitatifs.

Les primes à la performance représentent jusqu’au tiers de la rémunération des téléconseillers et une prime supplémentaire récompense les salariés les mieux placés au classement des « best performers », dont la photo est placardée sur les plateaux. Cette « exaltation systématique de la compétition » dans un cadre de travail « soumis à de fortes contraintes » aggrave les risques, estime l’expert. D’autant plus que le système de prime est en constante évolution, « instable » et difficile à maîtriser pour les opérateurs, comme l’exprime ce téléconseiller cité par l’expertise :

C’est de la survie, il faut être au top. Moi pour rester premier, je ne prenais pas mes pauses déjeuner.

Pire, les salariés sont forcés d’élaborer des stratégies complexes, voire parfois frauduleuses au regard des procédures internes, pour tenter de maintenir leur niveau de salaire d’un mois sur l’autre. Pour toucher les primes durablement, il faut « sacrifier soit sa santé, soit son éthique professionnelle », tranche l’expert. Or « devoir aller à l’encontre de ses valeurs dans le cadre du travail est source de risques graves pour la santé mentale ».

On me demande de prendre 60 appels par jour en respectant toutes les règles, mais ceux qui ne les respectent pas, eux, ils ont la prime, ils ont atteint techniquement l’objectif.

Des clans éthiques plutôt qu’ethniques

Mobipel est un site à part, dans les cinq centres d’appels français de Free. Il y règne un climat plus tendu qu’ailleurs, ce que la direction impute, depuis que le centre est devenu vindicatif fin 2014, à l’origine sociale des recrues (les banlieues du nord-ouest de Paris). Sa population est « jeune, issue de la diversité et mixte » et on a vu apparaître des clans, correspondant à des groupes qui existent en dehors de l’entreprise, communautaires, ethniques, d’amitié ou de ville d’origine, reconnaît l’expert. Mais les conflits semblent davantage de nature éthiques et liés à l’organisation du travail, nuance-t-il.

Des clans apparaissent notamment entre deux stratégies vis-à-vis du système de primes : les tenants de la quantité d’un côté, qui visent les primes d’objectif en traitant le plus d’appels possible, et les adeptes de la qualité de l’autre, qui prennent moins d’appels, mais visent la satisfaction maximale des clients. « Une scission entre les membres d’un même collectif qui ne partagent plus la même vision du travail ni les mêmes pratiques, qui n’est pas sans conséquence sur l’ambiance », prévient l’expert. L’annonce de la cession du site, paradoxalement, a eu selon lui un impact positif en ressoudant les salariés et en annihilant les tensions internes au groupe.

L’expert formule in fine une alerte pour danger grave et imminent assortie d’une longue liste de recommandations d’urgence, pour rompre l’insécurité psychologique, en finir avec la banalisation des tensions et « rétablir un cadre légal ».

Contactée par Politis, la direction des relations abonnés du groupe Iliad (MCRA), dit avoir « toujours respecté les réglementations en vigueur sur les sujets [relevant du] comité d’hygiène et de sécurité ». Le repreneur, Comdata, contacté également, « travaille sur tous les sujets de ressources humaines qui le nécessitent en collaboration avec les instances représentatives du personnel ».

Selon nos informations, l’expertise se prolonge actuellement par un programme de prévention des risques en interne, alors que la nouvelle direction a pris ses fonctions au mois d’octobre et en prévision d’un déménagement du site de Colombes vers les plateaux de Comdata à Gennevilliers, prévu en mai.

Économie
Temps de lecture : 8 minutes
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