ESS : un nouveau rôle dans la démocratie

L’ESS ne peut être simplement un adjuvant dans la société néolibérale : elle doit être un levier pour une réelle transition.

Jean-Louis Laville  • 14 février 2019 abonné·es
ESS : un nouveau rôle dans la démocratie
© photo : Des fruits et légumes issus d’une coopérative bio. crédit : Gilles Targat/AFP

Après la Seconde Guerre mondiale, la volonté de se prémunir contre les aléas cycliques de l’économie marchande génère un compromis socio-­économique influencé par les idées de Keynes. Il s’exprime dans la déclaration de Philadelphie en 1944, selon laquelle le développement économique ne vaut que s’il est au service du développement social. À partir de ce constat, la période d’expansion dite des Trente ­Glorieuses se caractérise par l’extension des ­protections et politiques sociales mises en œuvre par un État qualifié de « providence », relayé par de nombreuses interventions associatives et des négociations collectives en charge de répartir la valeur ajoutée entre capital et travail.

Dans les années 1960, des mouvements sociaux apparaissent qui font émerger des questions inédites. Pour ceux-ci, la lutte des classes n’est pas le seul conflit dans la société. Au-delà de la complémentarité entre marché et État, le mouvement écologique interpelle sur l’impossibilité d’un système fondé sur la croissance sans fin dans une planète finie, le mouvement féministe remet en cause le paternalisme et les différences de genre dans l’État social. En même temps, de nombreux citoyens ne veulent plus être considérés seulement comme des assujettis et demandent à être entendus dans la conception des services sociaux qui leur sont destinés.

Épuisement du néolibéralisme

Dès lors, une peur s’installe chez les gouvernants, celle d’un excès de démocratie engendré par de telles mobilisations. Dès 1975, un célèbre rapport (1) de la Commission trilatérale, signé par Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, souligne « les limites potentiellement désirables à l’extension indéfinie de la démocratie ». Des auteurs comme Friedrich Hayek et Milton Friedman développent ce projet évoquant une limitation éventuelle de la démocratie pour relancer la croissance. C’est la fin du keynésianisme et l’avènement de ce que l’on appelle désormais le néolibéralisme, qui fournit une référence internationale remplaçant la déclaration de Philadelphie lorsqu’est promulgué le consensus de Washington en 1989. Le projet néolibéral ne se résume pas à un ensemble de préconisations économiques, il suggère un nouveau modèle de société. Il vise la généralisation d’une concurrence libre et non faussée, permettant à chacun de saisir des opportunités individuelles. Dans ce but, il veut affaiblir les médiations collectives, en premier lieu syndicales. Il prétend aussi reconfigurer les associations en un tiers-secteur prestataire de services à bas coûts et pouvant pallier le désengagement du service public.

Si la réalisation du programme néolibéral varie selon les pays, elle se traduit dans tous les cas par une prévalence de l’économie sur le politique. Le souci de satisfaire les marchés et de favoriser les investissements conduit à diminuer les impôts des plus riches et à concentrer la taxation sur les classes moyennes salariées. La convergence des partis de gouvernement autour de ces options limitant le choix démocratique, il en résulte des frustrations longtemps silencieuses mais qui se transforment désormais en colères contre un pouvoir technocratique, expression d’élites éloignées des réalités vécues par la majorité.

Entreprise ou mouvement ?

Nous entrons ainsi dans une période dangereuse où la demande légitime d’émancipation peut être captée par les démagogies extrémistes. Pour s’opposer à celles-ci, des voix s’élèvent. Cependant, dans celles qui prônent le retour de la social-démocratie ou le populisme de gauche, les politiques envisagées renvoient à des méthodes bien connues, fondées sur le rétablissement de l’intervention de l’État et la réhabilitation de sa capacité redistributive. Or, celles-ci ne sauraient suffire parce qu’elles entérinent la dépendance de la justice sociale à la croissance marchande et se situent dans le cadre d’une démocratie uniquement représentative. C’est là que l’économie sociale et solidaire peut jouer un rôle si elle est considérée comme un levier pour une réelle transition.

Comme le disent Christian Laval et Pierre Sauvêtre, cela suppose de situer clairement l’ESS : soit un ensemble d’entreprises sociales, soit la composante d’un mouvement en faveur des communs. Mais ce choix décisif n’est pas exclusivement lié à la conjoncture néolibérale. En fait, la coupure entre entreprise et mouvement s’est déjà opérée au milieu du XIXe siècle.

L’histoire officielle est celle de tentatives associationnistes immatures inspirées des doctrines utopistes auxquelles auraient succédé des pratiques plus réalistes « débarrassées de leur “gangue communautaire” », selon André Gueslin (2), avec la reconnaissance des statuts mutualistes, coopératifs et associatifs. Mais ce récit évolutionniste occulte la bifurcation de la première partie du XIXe siècle, « l’ère des révolutions », vers la seconde, « l’ère du capital et des empires », pour reprendre la distinction d’Éric Hobsbawm (3). L’associationnisme pionnier du début du XIXe siècle mêle indissociablement dimensions politique et économique à travers un mouvement qui englobe revendications pour le changement dans les lois et règlements, constitution de sociétés de secours mutuel et production en commun à partir des savoir-faire ouvriers. Après 1848, date qui symbolise l’entrée dans la seconde partie du XIXe siècle, l’économie sociale en quête de respectabilité délaisse le registre politique pour lui préférer un registre moral ; l’un de ses premiers théoriciens, Frédéric Le Play, est d’ailleurs le chantre du paternalisme et du patronage. Si l’économie sociale abandonne ensuite ce souci de « moralisation des pauvres », elle n’en réduit pas moins ses entités à des entreprises collectives pouvant réussir par la diffusion de leur modèle coopératif. Cet oubli des médiations politiques l’enferme pour longtemps dans un rôle de secteur marginal guetté par la banalisation.

C’est pourquoi l’ESS ne peut que continuer à se heurter aux mêmes difficultés que celles qu’elle a rencontrées tout au long du XXe siècle si elle ne vise que l’augmentation de la taille de ses entreprises. L’économie solidaire n’est pas, contrairement à ce que véhiculent certains clichés, l’adjonction d’initiatives d’insertion à une économie sociale pour l’essentiel inchangée. Sa pertinence tient à ce qu’elle remet en débat l’articulation entre mouvements citoyens et activités économiques dans différentes parties du monde. Réactualisant l’associationnisme, elle contribue à combattre le réductionnisme qui ne retient que le nombre d’entreprises et le volume de leur chiffre d’affaires. Elle promeut donc une ESS transformatrice parce qu’arrimée à une logique de communs qui englobe la question de la propriété pour toucher à celles de l’appropriation, de l’autogouvernement, de la délibération collective entre salariés, usagers et volontaires en s’ancrant sur des territoires. Comme nous l’avons exprimé avec Philippe Eynaud (4), à partir des actions et des recherches récentes, le croisement des savoirs entre ESS et communs est alors susceptible de préciser le nouvel imaginaire d’une transformation écologique et solidaire. À la fois par l’ouverture à une économie dédiée au bien-vivre plus qu’au profit et par l’invention d’une action publique coconstruite avec des initiatives citoyennes.

(1) The Crisis of Democracy : Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York University Press, 1975.

(2) L’Invention de l’économie sociale, André Gueslin, Economica, 1987.

(3) L’Ère des révolutions, 1789-1848 ; L’Ère du capital 1848-1875 ; L’Ère des empires, 1875-1914, Éric J. Hobsbawm, Fayard.

(4) « Joining the commons with social and solidarity research. Towards a renewal of critical thinking and emancipation », Philippe Eynaud et Jean-Louis Laville, Revista de Economia Solidária, ACEESA, 2017.

Jean-Louis Laville est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire d’économie solidaire. Derniers ouvrages parus : Mouvements sociaux et économie solidaire, avec Geoffrey Pleyers, Elisabetta Bucolo et José Luis Corragio, Desclée de Brouwer, 2017 ; L’Économie sociale et solidaire. Pratiques, théories, débats, Seuil, 2016 ; Les Gauches du XXIe siècle. Vers un dialogue Nord-Sud, dirigé avec José Luis Corragio, Le Bord de l’eau, 2016.

Économie
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