Algérie post-Bouteflika : pour une transition démocratique

Tribune. En Algérie, le slogan Yatnahaw ga’, « qu’ils dégagent tous », résume bien la volonté populaire largement partagée de mettre fin au « système Bouteflika ». Il s’agit de mettre en branle un processus de transition vers une IIe République.

Jérôme Duval  • 7 mai 2019
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Algérie post-Bouteflika : pour une transition démocratique
© crédit photos : Jérôme Duval

En hommage à Ramzi Yettou : victime de la répression, il a succombé à l’âge de 23 ans, vendredi 19 avril, des suites d’une hémorragie interne et de blessures à la tête après avoir reçu des coups de la police lors de la grande marche du vendredi 12 avril. C’est le second martyr depuis le début du mouvement du 22 février après Hassan Benkhada, fils de Youcef Benkhedda, grande figure du nationalisme et de la révolution algérienne anticoloniale, décédé le 1 er mars lors d’une manifestation à Alger dans des circonstances encore non élucidées. Le média d’information en ligne TSA (Tout sur l’Algérie) nous rappelle qu’« Hassan Benkhada était aussi le neveu du martyr Mohamed Al Ghazali Al Hafaf, le premier à avoir brandi le drapeau algérien le 1er mai 1945, avant d’être sauvagement tué par l’armée française ».

En écho, les paroles du chanteur, musicien, auteur-compositeur- interprète et poète Kabyle Lounès Matoub [1], assassiné le 25 juin 1998, résonnent sous un autre jour depuis l’insurrection des consciences en Algérie :

Je n’attends rien d’un pouvoir corrompu. Et je n’attends rien de l’alternative intégriste. Je n’attends rien d’un pouvoir discrédité par l’ensemble de la population. La maturité populaire dépasse la maturité gouvernementale dans nôtre pays. Ces assassins doivent comparaître devant des tribunaux. Moi, je ne suis qu’un poète témoin de mon temps.

Les mandats de la honte

Dans de nombreux pays d’Afrique, les chefs d’État bénéficient d’un appui conséquent du système qu’ils ont mis en place pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir, quitte à modifier la constitution pour briguer de nouvelles mandatures, un paravent démocratique qui craquelle au fil du temps.

En Égypte, le président Abdel Fattah al-Sissi, élu en 2014 lors d’un simulacre d’élection démocratique sous le régime des militaires qu’il avait réinstauré brutalement à l’été 2013, modifie la constitution afin de faire passer son deuxième mandat de quatre à six ans, portant son terme à 2024, ce qui lui laisserait la possibilité de briguer un troisième mandat… jusqu’en 2030.

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En Ouganda, la Cour suprême valide, le 18 avril, une mesure supprimant la limite d’âge fixée à 75 ans pour être candidat à la présidentielle, une disposition contestée adoptée fin 2017 qui permettra au président Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, de se représenter en 2021 pour un 6e mandat. La constitution avait déjà été modifiée en 2005, lui permettant de briguer ses 3e, 4e et 5e mandats à la tête du pays.

En Algérie, le peuple a soudainement dépassé des demandes sectorielles qui apparaissaient jusqu’ici pour contester, de manière coordonnée et massive dès le 22 février, le 5ème mandat que voulait briguer le chef de l’État Abdelaziz Bouteflika. Le soulèvement le plus important depuis l’indépendance en 1962 a été d’une telle intensité, que Bouteflika a dû remettre sa démission le mardi 2 avril, sous la pression de la rue et de l’armée.

En effet, le vice-ministre de la Défense et général-major représentant le haut commandement militaire, Gaid Salah, partisan du cinquième mandat de Bouteflika avant de reculer sous la pression populaire, en a profité pour pousser ce dernier vers la sortie afin de préserver le régime en place.

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Bouteflika vient ainsi s’ajouter à la liste des présidents-dictateurs éjectés du pouvoir par l’insurrection populaire, de Ben Ali, resté vingt-trois ans au pouvoir en Tunisie, et Moubarak, presque trente années à la tête de l’Égypte, tous les deux renversés en 2011, à Blaise Compaoré, vingt-sept ans président du Burkina Faso, qui a dû prendre la fuite avec l’aide de la France en 2014, ou tout récemment Omar el-Bechir, resté au pouvoir pendant 30 ans au Soudan… Ces personnalités ont eut tout le temps de façonner un système à leur mesure, difficile à déconstruire.

L’insurrection populaire a donc réussi a faire tomber Bouteflika. Une première victoire, certes, mais pas suffisante pour le « Hirak » [2] qui réclame le départ des « 3B » ou « 4B », en référence au président par intérim depuis le 9 avril, Abdelkader Bensalah ; au Premier ministre Noureddine Bedoui ; Tayeb Belaiz qui a finit par présenter sa démission de la présidence du Conseil constitutionnel le 16 avril sous la pression du mouvement populaire et au président de l’Assemblée populaire nationale (APN, la chambre basse du Parlement) Mouad Bouchareb.

Le slogan Yatnahaw ga’, « qu’ils dégagent tous », résume bien la volonté populaire largement partagée de mettre fin au « système Bouteflika » gangrené par la corruption et le clientélisme. On observe également, un refus catégorique de laisser les personnalités du régime organiser les élections présidentielles fixées au 4 juillet par le gouvernement d’Abdelkader Bensalah – un fidèle du clan Bouteflika, fervent partisan de sa candidature à un cinquième mandat –, représentant d’un système dans lequel, au cours des vingt dernières années, les élections « pluralistes » (réintroduites après des décennies marquées par le régime de parti unique à partir de 1965 et la guerre civile dans les années 1990) ont été marquées par des fraudes électorales massives.

© Politis

Il s’agit de mettre en branle un processus de transition démocratique, hors des institutions héritées du système Bouteflika, afin d’avancer vers une IIe République. L’armée, ou plus exactement son haut commandement militaire, constitue clairement un obstacle majeur, d’autant que tout le monde a en tête l’échec de la révolution en Égypte à dépasser cette main-mise dans la transition post-Moubarak.

Répercussion auprès des diplomaties et rôle des médias

Alors que le 30e sommet de la Ligue des États arabes se clôturait le 31 mars à Tunis, les diplomaties arabes n’avaient encore émis aucune déclaration officielle depuis l’annonce de la démission de Bouteflika. En Égypte, le président Abdel Fattah al-Sissi, porté au pouvoir à l’issue d’un coup d’État militaire étouffant un mouvement populaire massif en 2013, a accusé les mouvements de contestation de plusieurs États de la région de mener « ces pays » à leur perte : « Actuellement, dans des États de notre région, les gens parlent de la situation économique et des conditions de vie difficiles. Ils ne font ainsi que gâcher leur pays et le conduisent à sa perte », a-t-il déclaré lors d’une allocution télévisée.

Dans la presse égyptienne, contrôlée ou muselée par le pouvoir, la démission de Bouteflika et les manifestations qui bouleversent l’Algérie restent ainsi relativement peu évoquées. De son côté, la presse française se cantonne à relater les événements les plus marquants sans revenir sur la connivence de l’État français – qui a colonisé l’Algérie pendant plus d’un siècle – avec le régime ou les revendication de « deuxième indépendance », la première restant inachevée…

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En effet, ce n’est qu’à l’indépendance du 5 juillet 1962 que l’Algérie met un terme à 132 ans de colonialisme français. Mais cette indépendance bien trop « formelle » laisse un goût amer et beaucoup réclament une deuxième indépendance avec une réelle souveraineté qui mette un terme à toute ingérence étrangère, au pillage du pays et ses ressources par les élites, notamment dans le Sahara riche en gaz et en pétrole, où une forte résistance contre l’exploitation du gaz de schiste a émergé en 2015. Un discours que le régime n’aime pas entendre.

© Politis

Cette main-mise étrangère opère bien plus dans les entrailles du sous-sol algérien pour en extirper les ressources que dans les tentatives de déstabilisation au sein du soulèvement en cours comme le prétend le régime algérien afin de discréditer ce dernier. Au contraire, afin de préserver sa main-mise économique, la France a tout intérêt à un rapide « retour au calme » et une situation politique stable ; mais ne pouvant aller ouvertement à l’encontre d’un mouvement populaire massif et pacifique, l’ancienne puissance coloniale reste prudente dans ses déclarations officielles.

Avant de devenir président de la République française, à l’occasion d’un déplacement en Algérie le 5 février 2017, Emmanuel Macron affirmait que la « colonisation est un crime contre l’humanité ». Interrogé par Mediapart, le 5 mai suivant, il répondait : « Je prendrai des actes forts. » En ce 8 mai 2019, triste anniversaire des répressions sanglantes des manifestations anti-colonialistes de Sétif, Guelma et Kherrata qui laisseront entre 15 et 45 000 morts chez les Algériens, il est indispensable de passer enfin des paroles aux actes, à commencer par mentionner correctement ces événements dans les manuels et programmes d’histoire.


[1] Lire l’autobiographie de Lounès Matoub, Rebelle, Stock, 1995.

[2] Le Hirak est un mot arabe signifiant « mouvement » utilisé également pour désigner le mouvement populaire de protestation ayant secoué la région du Rif au Maroc en 2016-2017 par exemple. Ce mouvement a été durement réprimé. Nasser Zefzafi, 39 ans, et trois autres militants formant le noyau dur de la protestation ont écopé de 20 ans de prison ferme.

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