Curieux et ambigu Malaparte…

D’abord correspondant de guerre suivant la Wehrmacht, l’écrivain se raconte dans un Journal secret jusqu’à son retour en Italie après la chute du régime mussolinien. Un texte inédit.

Olivier Doubre  • 19 juin 2019 abonné·es
Curieux et ambigu Malaparte…
© crédit photo : Carlo Bavagnoli/Leemage/AFP

On s’étonnera peut-être de lire dans Politis un article (sans animosité) consacré à Curzio Malaparte (1898-1957). Plus encore en Italie qu’en France, l’écrivain et journaliste a une réputation littéraire et surtout politique plutôt sulfureuse. Celle d’un personnage qui s’est fourvoyé, après ses engouements bellicistes durant la Première Guerre mondiale, vers un fascisme radical, ou « intégral », comme il le souhaite alors, jusqu’à une critique tout aussi aiguë du Duce qui le fait condamner au confino (relégation) sur l’île pauvre de Lipari, au large de la Sicile – le même type de peine que celle subie par Carlo Levi, racontée dans Le Christ s’est arrêté à Eboli. Mais Malaparte ne fut jamais un vrai antifasciste militant ; ce fut même le contraire (1).

Jeune intellectuel révolté mais brûlant d’en découdre, le jeune Kurt Erich Suckert, né en Toscane d’un père allemand et d’une mère italienne, s’engage dans l’armée en 1914. Après quatre ans de guerre, le fascisme a le vent en poupe, notamment parmi les anciens combattants. Curzio Malaparte – il adopte alors ce nom – y voit l’espoir d’une véritable révolution sociale, se réappropriant les espoirs déçus du Risorgimento, le mouvement pour l’unité italienne du XIXe siècle. Il fonde une revue, qui critique bientôt vertement le régime, qu’il accuse de « protéger la société libérale ». Après sa peine de confino, réduite grâce à ses relations au sein du pouvoir, il devient reporter international pour des grands journaux, doit s’aligner sur les positions du régime, allié à partir de 1938 avec l’Allemagne d’Adolf Hitler.

Mais dans ce Journal secret, inédit en français (mais jamais publié non plus en Italie à ce jour), remarquablement traduit par Stéphanie Laporte, spécialiste de la littérature italienne de cette époque, Malaparte peut laisser libre cours à un sens critique et à une grande liberté de ton qui en font un témoin précieux sur des épisodes de la guerre parfois fort mal documentés. Il suit ainsi l’armée italienne dans les Balkans puis la Wehrmacht sur le front de l’Est, où, journaliste du principal allié de l’Allemagne, il peut fréquenter de hauts dignitaires nazis, « visite » certains ghettos juifs en Pologne, découvre les pogroms et la « Shoah par balles », mais aussi les exactions de l’Armée rouge.

Après des reportages jusqu’au-delà du cercle polaire en Finlande, en guerre contre les Soviétiques, il apprend la chute de Mussolini en juillet 1943, alors que les Alliés viennent de débarquer en Sicile. Rentré dans sa légendaire villa de Capri (2), il décrit le Mezzogiorno à peine libéré par les Anglo-Américains, tandis qu’il est en train d’écrire son roman Kaputt, où il décrit la cruauté nazie à l’Est, dont il a été témoin. Un document exceptionnel.

Journal secret (1941-1944) Curzio Malaparte, traduit de l’italien, édité et présenté par Stéphanie Laporte, Quai Voltaire, 336 pages, 23,70 euros.


(1) Pour mieux connaître son parcours complexe, on se reportera au récent et passionnant Cahier Curzio Malaparte, paru en octobre 2018 (éditions de L’Herne, 336 pages, 33 euros).

(2) Rendue célèbre plus tard comme décor du Mépris de Jean-Luc Godard.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« Anatomie d’un parcours d’ultradroite » : les racines de la radicalisation
Entretien 17 septembre 2025 abonné·es

« Anatomie d’un parcours d’ultradroite » : les racines de la radicalisation

Le docteur en science politique Elyamine Settoul publie une recherche inédite sur le groupuscule d’ultradroite OAS, à travers la figure et l’itinéraire de son leader. Entretien.
Par Pauline Migevant
Sepideh Farsi : «  Il était important pour Fatma Hassona d’apparaître digne »
Entretien 17 septembre 2025 abonné·es

Sepideh Farsi : «  Il était important pour Fatma Hassona d’apparaître digne »

À Cannes, Put Your Soul on Your Hand and Walk était porté par sa réalisatrice, mais pas par la jeune Gazaouie qui en est le cœur, reportrice photographe assassinée quelques semaines plus tôt. Nous avons rencontré la cinéaste pour parler de la disparue, de son film et de l’Iran, son pays natal.
Par Christophe Kantcheff
« Rendre sa dignité à chaque invisible »
Entretien 11 septembre 2025 abonné·es

« Rendre sa dignité à chaque invisible »

Deux démarches similaires : retracer le parcours d’un aïeul broyé par l’histoire au XXe siècle, en se plongeant dans les archives. Sabrina Abda voulait savoir comment son grand-père et ses deux oncles sont morts à Guelma en 1945 ; Charles Duquesnoy entendait restituer le terrible périple de son arrière-grand-père, juif polonais naturalisé français, déporté à Auschwitz, qui a survécu. Entretien croisé.
Par Olivier Doubre
La révolution sera culturelle ou ne sera pas
Idées 10 septembre 2025 abonné·es

La révolution sera culturelle ou ne sera pas

Dans un essai dessiné, Blanche Sabbah analyse la progression des idées réactionnaires dans les médias. Loin de souscrire à la thèse de la fatalité, l’autrice invite la gauche à réinvestir le champ des idées.
Par Salomé Dionisi