Réveillons les wagons-lits !

Démantelés face à la concurrence du TGV et de l’aviation low cost, les trains de nuit reviennent au goût du jour en Europe dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.

Marion Dugrenier  • 12 juin 2019 abonné·es
Réveillons les wagons-lits !
© photo : Un compartiment du Nightjet autrichien.crédit : ALEX HALADA/AFP

Le Train bleu, la Palombe bleue et l’Océan-Riviera ne sont plus. Pas assez rentables, trop lents, vétustes, supprimés un à un : les trains de nuit ne seraient plus compatibles avec l’époque. En France, seules deux lignes ont survécu aux années, et surtout à la concurrence de la grande vitesse et de l’aérien low cost. Chaque soir, sur les quais autrement déserts de la gare d’Austerlitz à Paris, les derniers voyageurs de la journée se hâtent de rejoindre leur couchette. Destination Briançon (Hautes-Alpes), Rodez (Aveyron) ou Latour-de-Carol (Pyrénées-Orientales). Avec leurs bagages volumineux, vélos, grappins, oreillers cervicaux et provisions pour la nuit, les noctambules se distinguent surtout des autres voyageurs par leur sérénité.

Pour Elena et son groupe de copains, originaires de Berlin, ce sera escalade dans les Alpes. Prendre l’avion ? « Ce n’était même pas une option : ce n’est pas du tout écolo. » Les Rémoises Aurélie et Aline, elles, ont opté pour un week-end de randonnée dans les Pyrénées : en témoignent les bâtons de marche qui dépassent de leurs sacs à dos. « Sans train de nuit, nous n’y serions pas allées. Il aurait fallu rouler toute la journée, payer des péages de malade, prendre une nuit d’hôtel et un jour de congé supplémentaire… Là, c’est pratique et moins cher : après une journée de boulot, le train de nuit nous dépose en bas des pistes demain matin, fraîches et en forme pour une journée de marche ! » Si les deux trentenaires sont encore novices, à l’exception d’un lointain souvenir de classe de neige, Florian est un habitué. « À une époque, j’utilisais le train de nuit pour aller travailler dans le Pays basque. Depuis, la liaison a été supprimée. »

Un service négligé… donc déficitaire

Hiver 1886 : le Train bleu, en référence à la couleur de ses wagons, relie pour la première fois Calais à Rome en passant par Paris et la Côte d’Azur. Près d’un siècle plus tard, les trains de nuit français connaissent leur âge d’or : dans les années 1970, ils transportent pas moins de 16 % de l’ensemble des voyageurs. Coup de frein en 1981 : locomotives bleu nuit et wagons-lits sont mis en sommeil par le déferlement du train à grande vitesse (TGV). Depuis, la fréquentation dégringole (3 % des usagers de la SNCF en 2016) à mesure que les lignes sont démantelées. Après cent vingt ans de bons et loyaux services, le Train bleu effectue son dernier tour de piste le 9 décembre 2007.

En 2015, une note interne de la SNCF préconise de supprimer l’intégralité des Intercités de nuit, jugés insuffisamment compétitifs. L’entreprise prétexte « une baisse de la fréquentation de 25 % entre 2011 et 2016 et un déficit d’exploitation de 100 millions d’euros sur les Intercités de nuit ». Les habitués du rail manifestent leur incrédulité : souvent complets, les trains de nuit souffriraient de la baisse du nombre de dessertes et du manque de publicité à leur sujet. De plus, l’ouverture à la réservation des trains de nuit est souvent bien plus tardive que pour leurs homologues diurnes. « SNCF Réseau accorde parfois des sillons un peu plus tardivement pour les trains de nuit car ils doivent composer avec le programme colossal de chantiers engagés par la SNCF, qui ont majoritairement lieu la nuit », explique Chloé Cochart, la porte-parole de la firme. Pour Nicolas Forien, militant pro-rail et membre du collectif Oui au train de nuit !, « le service est négligé car il ne représente plus qu’une part complètement marginale de l’activité ».

C’est l’État qui aura le dernier mot quant à la suppression des lignes, en sa qualité de gestionnaire et de financeur des « trains d’équilibre du territoire », dont l’objectif est de désenclaver les villes non reliées à la grande vitesse. En 2016, il suspend l’exploitation de la majorité des lignes de nuit. Deux sont maintenues « en raison de l’absence d’une offre d’alternative suffisante ». D’autres dessertes ont eu moins de chance : Royan, Chambéry et Quiberon, par exemple, ont vu leurs lignes nocturnes disparaître sans être remplacées. Pourtant, « le train de nuit est un outil d’aménagement du territoire, rappelle Nicolas Forien_. Il permet un réseau plus équilibré que celui du TGV, qui renforce les métropoles »_.

Une empreinte carbone imbattable

Lancée par le collectif Oui au train de nuit !, composé d’usagers et d’associations environnementales, une pétition en faveur de la relance de ce service public a déjà récolté plus de 130 000 signatures (1). Pour ces inconditionnels des liaisons nocturnes, « les trains de nuit permettent de traverser la France en une heure : trente minutes pour s’endormir et autant pour se réveiller ». « Par rapport à l’avion, les trains de nuit sont aussi bien plus écologiques », plaide Nicolas Forien. En effet, le rail est imbattable en termes d’empreinte carbone. Selon des données de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et de l’enquête nationale sur les transports et les déplacements (ENTD), un kilomètre effectué en avion émet en moyenne 40 fois plus de CO2 qu’en TGV (2). Le bilan carbone des « cars Macron », loin de l’alternative écolo augurée, est 23 fois plus élevé que celui du TGV. Un kilomètre en voiture émet quant à lui pratiquement autant qu’en avion. Mais le compteur s’affole lorsque les émissions de gaz à effet de serre sont rapportées aux distances parcourues, bien plus longues en avion (2 400 kilomètres en moyenne) qu’en train ou en voiture. Ainsi, en moyenne, monter à bord d’un avion émet 1 500 fois plus de CO2 que de prendre le train.

Taxer l’avion pour rendre le train de nuit accessible ?

« Malheureusement, une place en train de nuit est souvent plus chère qu’un billet d’avion low cost », déplore Nicolas Forien. S’il est indéniablement plus romanesque et écologique, le train de nuit n’est pas toujours le plus avantageux économiquement. Un Paris-Toulouse de nuit coûte au minimum 40 euros… soit un tarif comparable à celui d’un vol low cost de 1 heure 20 chrono. « Les trains de nuit combinent voyage en train et hébergement hôtelier [service couchettes], ce qui entraîne des coûts supplémentaires pour l’exploitant ferroviaire », justifie Bernhard Rieder, porte-parole de la compagnie autrichienne ÖBB et de son service de nuit Nightjet. Pour les passagers, voyager de nuit permet aussi d’économiser l’hôtel.

« C’est pour rendre le train de nuit accessible économiquement que notre collectif milite en parallèle pour une taxation de l’aérien », poursuit Nicolas Forien. Car rail et aviation ne sont pas soumis aux mêmes règles. « L’avion est un ennemi sursubventionné du climat », s’indigne Mathilde Panot, députée La France insoumise (LFI) aux côtés de François Ruffin, lequel a présenté le 3 juin une proposition de loi interdisant les vols intérieurs remplaçables par le train. Alors que l’électricité qui alimente la plupart des trains français est taxée, le kérosène est le seul carburant à bénéficier d’une exemption fiscale. Sans quoi les prix des billets d’avion s’envoleraient !

« Les stratégies des compagnies low cost qui proposent des trajets aériens moins chers qu’en train – ce qui est une aberration écologique – reposent sur les exemptions de TICPE et de TVA dont bénéficie le secteur aérien », précise la députée Delphine Batho. Régie par la convention de Chicago ratifiée par la France en 1944, l’exonération fiscale du kérosène ne s’applique toutefois qu’aux vols internationaux. Laissant ouverte la porte pour une révision de la réglementation sur les vols intra-européens et intérieurs (comme l’ont fait les États-Unis, la Norvège et les Pays-Bas)… Le tout au profit du train ? « L’aviation low cost contribue à détruire le rail, accuse Mathilde Panot. L’exemple le plus frappant est la disparition des trains de nuit. Il faut remettre en place un mode de transport permettant à tout le monde de se déplacer. »

Regain d’intérêt européen

« Pour fermer les lignes en 2016, se souvient Nicolas Forien, le gouvernement s’est appuyé sur l’exemple des autres pays européens qui supprimaient à tour de bras leurs liaisons ferroviaires de nuit. Mais aujourd’hui ça a changé : l’Autriche, la Suède et le Royaume-Uni ont modernisé et relancé avec succès leurs offres. »

Depuis le rachat du service de trains de nuit de sa voisine allemande, la Deutsche Bahn, en 2016, tout roule pour la petite compagnie ferroviaire autrichienne ÖBB. De Zurich à Hambourg, de Vienne à Rome ou de Venise à Munich, 26 lignes de nuit nationales et internationales sont actuellement en service. « Notre exploitation est rentable, et ce sans aucune subvention, au prix du marché et sans obligation de service public, se félicite Bernhard Rieder_. Mais, en réalité, il s’agit d’un marché de niche. ÖBB transporte plus de 265 millions de passagers par an, dont 1,4 million utilisant Nightjet. »_

Si les trains de nuit ont le vent en poupe en Europe, c’est qu’ils répondent à une aspiration grandissante des voyageurs. Monter à bord d’un train de nuit permet de parcourir de longues distances sans compromettre l’état de la planète – contrairement à la voiture, à l’autocar et surtout à l’avion. Figure de proue du mouvement pour le climat, Greta Thunberg s’est rendue en train de Stockholm au Forum de Davos, en janvier. Alice Bah Kuhnke, l’ancienne ministre de la Culture suédoise, désormais eurodéputée (groupe des Verts), ne se déplace plus qu’en train de nuit et le clame fièrement sur son compte Instagram (« La nuit dernière, j’ai dormi dans le train qui m’emmenait à Torsta »). Comme elles, un Suédois sur cinq préfère le train à l’avion pour minimiser son impact sur l’environnement (3). L’opprobre porte même un nom : _« flygskam », littéralement « la honte de voler ». Et le mouvement prend de l’ampleur au-delà des réseaux sociaux. Les chiffres publiés pour le début de l’année par l’Agence suédoise des transports attestent déjà d’un changement de comportement des Suédois. Le nombre de passagers dans les aéroports a diminué de 4,4 % en un an, en particulier sur les vols intérieurs (– 5,6 %). Dans le même temps, le principal opérateur ferroviaire du pays, SJ AB, a enregistré une hausse de 10 % de son chiffre d’affaires.

En France, le nombre de voyageurs dans les aéroports est en hausse continue. Toutefois, l’effervescence des mouvements en faveur du climat laisse présager un possible changement des habitudes hexagonales. Malgré leur confidentialité et leur vétusté, les trains de nuit français continuent à régulièrement faire le plein. « Le train Paris-Briançon est systématiquement complet durant les vacances de février », confirme la porte-parole de la SNCF. Intercités prévoit même une augmentation du nombre de noctambules pour 2019 : 460 000 voyageurs sont attendus sur les deux lignes Intercités de nuit cette année, contre 420 000 en 2017. « Grâce aux nombreuses mobilisations écolos, les trains de nuit sont de nouveau considérés comme un transport ayant de l’avenir », s’enthousiasme Nicolas Forien.

Un constat partagé par certains parlementaires, qui ont remis les trains de nuit à l’ordre du jour de la loi d’orientation des mobilités (LOM). Examinée à l’Assemblée nationale depuis le 3 juin et au moins pour deux semaines, c’est la première loi d’envergure sur les transports votée depuis trente-six ans en France. Le Sénat et la commission des finances de l’Assemblée nationale ont adopté un amendement visant à « développer l’offre des trains de nuit au regard de leur intérêt pour répondre aux besoins et réduire l’empreinte écologique ». Les lignes de nuit bénéficieront de la priorité sur le renouvellement d’infrastructures.

L’État devra également présenter au Parlement une étude d’un nouveau réseau complet de trains de nuit d’ici à juin 2020. Déjà, à l’automne dernier, la ministre des Transports avait accordé une enveloppe de 30 millions d’euros pour moderniser les rames existantes. Un investissement modeste, mais salué par les défenseurs du rail pour remettre au goût du jour des solutions d’éco-mobilité progressivement abandonnées. « À l’image du vélo en ville et du tramway, qui avait été supprimé, les modes de transport du passé reviennent au goût du jour, se réjouit Nicolas Forien_. Nous sommes sûrs que les trains de nuit reviendront à la mode tôt ou tard. Nous espérons juste que ce ne sera pas trop tard pour le climat. »_


(1) « Oui au train de nuit ! » sur www.change.org

(2) 128 grammes de CO2 par voyageur-kilomètre en avion, contre 3,2 en train (www.ademe.fr).

(3) Selon une enquête du WWF publiée en mars.


L’auto-train et une ligne de fret en sursis

L’auto-train, service qui consiste à transporter des voitures sur des trains longue distance, pourrait bien connaître le même sort que les trains de nuit. Générant un chiffre d’affaires équivalent à ses pertes (6 millions d’euros en 2018), le service devrait être supprimé en décembre 2019. Une manœuvre orchestrée par la SNCF, selon un syndicaliste, qui affirme que 40 % du coût de l’auto-train est dû aux péages, dont le prix correspond au sillon voyageur, et non à celui du fret, moins élevé. Pour pérenniser l’activité, des investissements de plusieurs millions d’euros seraient nécessaires… Ce qui entraverait gravement la rentabilité à court terme de l’activité. Le syndicat SUD-Rail dénonce « un non-sens en plein débat sur la transition écologique ».

Même constat pour la ligne de fret Perpignan-Rungis, elle aussi menacée de fermeture depuis plusieurs semaines. Le coût du renouvellement complet des wagons frigorifiques, nécessaire à la survie de la liaison, est estimé à 20 millions d’euros. Trop cher pour les affréteurs, qui prévoient de remplacer cette ligne de train par une armada de camions.

La loi mobilité, pas transportante

C’est par une somme de petites mesures que le gouvernement entend répondre au « sentiment d’abandon » et à « l’urgence écologique ». Le projet de loi d’orientation des mobilités, en cours d’examen à l’Assemblée, aligne les mesurettes pour doper le vélo et lutter contre la pollution de l’air (zones ou voies réservées aux véhicules propres, fin des voitures à essence en 2040).

Un « chèque transport » pouvant grimper jusqu’à 400 euros par an est créé, ainsi qu’une taxe de 30 millions pour faire contribuer le transport aérien à l’effort écologique, mais, en même temps, le kérosène reste détaxé et le gouvernement offre une largesse aux départements pour rétablir la limitation de vitesse à 90 km/h sur les nationales (contre 80 km/h depuis l’été denier).

Au passage, il prépare l’ouverture des bus parisiens à la concurrence et délègue aux régions qui le souhaitent la gestion des petites lignes de train.

Erwan Manac’h

Société Économie
Temps de lecture : 13 minutes

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