« Cahiers de prison » de Céline : féerie taularde

Rassemblés en un volume remarquablement annoté, les Cahiers de prison de Céline révèlent une œuvre en gestation et sa révolution stylistique.

Jean-Claude Renard  • 23 juillet 2019 abonné·es
« Cahiers de prison » de Céline : féerie taularde
© crédit photo : AFP

J e chinerai comme je pourrai du papier pour écrire » ; « L’enfer est là qui nous rôtit » ; « Je t’arrive, Caron, en piteux équipage et tous ces gens qui m’accompagnent ne sont pas plus frimants que moi »… Ce sont là trois phrases des Cahiers de prison rédigés entre février et octobre 1946 par Louis-Ferdinand Céline, incarcéré à Vestre Fængsel, la principale prison de Copenhague.

Des cahiers réunis pour la première fois en un seul volume, constituant un soubassement de l’œuvre, richement annotés par Jean Paul Louis, fondateur des éditions Du Lérot, coéditeur avec Henri Godard de la correspondance de l’auteur dans la Pléiade.

Il y a d’abord le contexte : en juin 1944, Céline entend gagner le Danemark, où il a placé en or ses droits d’auteur. Il est retenu quelques mois en Allemagne avant de parvenir à Copenhague. Poursuivi par un mandat d’arrêt international, il est arrêté puis incarcéré. L’écrivain s’applique d’emblée à orchestrer sa défense pour éviter l’extradition, avec la perspective de finir au poteau.

On lit un Céline dans le déni de ses pamphlets antisémites, qui minimise, s’arrange avec les faits, se glisse dans la fable « Le Loup et l’agneau » de La Fontaine, persuadé de payer le succès « inouï » de Voyage, son entrée « fracassante » dans les lettres qui a bouleversé « tout le style du roman français ». Un Céline connu depuis sa correspondance, au comique atrabilaire, au râle plaintif, autoproclamé victime de l’universelle vacherie, proscrit : « La France à toutes les époques s’est toujours montrée féroce envers ses écrivains et poètes, elle les a toujours persécutés, traqués. » De là à se comparer à Victor Hugo, il n’y a pas lerche.

Dans le bouillonnement de l’écriture sont consignées encore et en vrac des questions d’intendance meublant le quotidien, une géographie des lieux renforçant la nostalgie (Montmartre et la Bretagne) et les conditions carcérales (« Ce sont là d’énormes caves en surface, sans air, sorte de cathédrale de cachots, où des êtres pourrissent »). Un cachot dans lequel se bouscule une époustouflante bibliothèque. Les Mémoires d’outre-tombe, Les Misérables, la correspondance de Baudelaire, Mirbeau, Dumas, La Rochefoucauld… Des ouvrages que lui apporte Lucette, sa femme (toujours vivante, âgée aujourd’hui de 107 ans). « J’ai peur d’être seul, sans livres. »

Surtout, dans le méandre de ces bribes disparates surgit « le basculement vers une œuvre nouvelle », observe Jean Paul Louis. L’écrivain avait quitté Paris songeant à une suite à Guignol’s band (1944). Balle peau. Des geôles danoises naîtront Féerie pour une autre fois (1954), dont le titre est vite trouvé. Un canevas, des notes, des extraits. Tout comme les germes des Entretiens avec le professeur Y (1955), et plus encore des esquisses de scènes, lieux et portraits qui composeront, dix ans après, la trilogie allemande (D’un château l’autre, Nord et Rigodon). Dans un cul-de-basse-fosse, Céline a déjà retrouvé une petite musique, puissante, avancé ses nouvelles billes narratives et stylistiques.

Cahiers de prison, février-octobre 1946, Louis-Ferdinand Céline, éd. Jean Paul Louis, Gallimard, 228 p., 20 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes