Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire…

La rubrique « Essai » de Politis cherche à nourrir ses lecteurs de propositions de lectures et de documentaires. Sans sortir de chez soi. Deux premières idées ici.

Olivier Doubre  et  Jean-Claude Renard  • 25 mars 2020 abonné·es
Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire…
© Les Enfants du 209, de Ruth Zylbermannzadig production

Que faire pendant le confinement ? Ranger sa maison, faire ce qu’on n’a jamais le temps de faire… À Politis, comme dans beaucoup d’endroits, on télétravaille. Que conseiller dans une page consacrée aux publications de sciences humaines, documents et autres essais, lorsque les librairies sont fermées et que, au nom du principe du confinement et de la protection des personnels soignants, on ne saurait conseiller de se faire livrer des livres, quand bien même certaines librairies indépendantes (qui nous sont chères) tentent de survivre économiquement par ce biais ? Sans même parler d’utiliser un fameux site, honni, dont le nom commence par un A et se termine par un N (avec un Z au milieu)…

Cependant, et d’autant plus dans les circonstances actuelles, il semble indispensable, pour notre bonne santé psychique, de continuer à lire, à écouter de la musique, à regarder des films et des documentaires. S’enrichir et s’évader. Certains ont chez eux, sur un rayon de leur bibliothèque, les volumes de La Peste de Camus, des Fiancés de Manzoni ou de l’extraordinaire Hussard sur le toit de Giono, qui tous racontent les ravages d’une épidémie au sein d’une société. Mais, si l’on veut du « nouveau », des analyses en prise avec l’actualité, une réflexion contemporaine sur ce qui nous arrive aujourd’hui, les éditions Gallimard ont créé, pour toute la période de confinement, une collection en ligne, « Tracts de crise », déclinaison téléchargeable en ligne de sa collection « Tracts », née il y a quelques mois. Sur le même principe que celle-ci, chaque jour, à 10 h, 14 h et 20 h, trois nouveaux textes sont mis en accès libre : textes brefs de réflexion, coups de gueule ou coups de cœur, par les auteurs habitués de la collection papier : Pierre Bergounioux, Danielle Sallenave, Cynthia Fleury, Didier Daeninckx et bien d’autres. Une bonne dizaine sont déjà disponibles. Et on pourra méditer l’analyse de la période proposée par Erri De Luca dans son « Tracts de crise » (#3) : « Pour la première fois de ma vie, j’assiste à ce renversement : l’économie, l’obsession de sa croissance, a sauté de son piédestal, elle n’est plus la mesure des rapports ni l’autorité suprême. Brusquement, la santé publique, la sécurité des citoyens, un droit égal pour tous, est l’unique et impératif mot d’ordre. »

Après ces énergiques analyses, on peut choisir de regarder un bon documentaire, qui a ensuite été décliné en livre par son auteure (lire Politis n° 1587 du 22 janvier 2020). En attendant que vous puissiez découvrir l’ouvrage en librairie, Arte vous permet de regarder le film en ligne. Avec Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, Ruth Zylberman, documentariste d’exception, revient sur l’histoire tragique d’un immeuble parisien. Un travail de mémoire remarquable. Entre le Paris d’aujourd’hui, un Paris de l’entre-deux-guerres et la capitale sous l’Occupation. Durant plusieurs années, elle a enquêté pour retrouver les anciens locataires du 209 rue Saint-Maur, dans le Xe arrondissement. Au moment du Front populaire et jusqu’aux lois de Vichy, puis la rafle du Vél-d’Hiv, trois cents personnes logeaient là. Près d’un tiers étaient des étrangers, juifs venus de Pologne ou de Roumanie, des artisans, des ouvriers, des fonctionnaires.

Redessinant le cadre de ce corps de bâtiments, avec ses quatre immeubles, ses cages d’escalier, ses toilettes sur le palier, Ruth Zylberman réactive les lieux. Une famille nombreuse à tel étage, une autre deux niveaux plus bas, les Osman à côté, la concierge, madame Massacré, ici, un policier là, et la petite épicerie au coin de la rue…

Si la réalisatrice ajoute des images d’archives, des éléments miniatures en guise d’illustrations pour représenter les appartements, retrouvant les survivants du 209, soit à Paris, soit en banlieue, en province, à Tel-Aviv et aux États-Unis, elle redonne vie aux existences oubliées. Face caméra, les témoignages s’additionnent, les anecdotes surgissent sur l’insouciance régnant dans ce qui ressemblait alors à une communauté avant de basculer. Les souvenirs vont et viennent, remontent à la surface, les plus tragiques, entre arrestations et arrachements familiaux. Cinquante-deux personnes ont été déportées, d’autres protégées, cachées.

Sans rien céder au pathos, mais calé sur le fil de l’émotion, Les Enfants de la rue Saint-Maur tient de bout en bout sur le dynamisme de ce travail de mémoire, dans la confrontation entre le passé et le présent, les locataires actuels s’ajoutant aux histoires, à une mémoire collective et individuelle.

À lire en ligne : https://tracts.gallimard.fr/fr/pages/tracts-de-crise. On peut aussi s’abonner pour recevoir les liens de chaque texte à télécharger sur son adresse mail personnelle en envoyant un courriel à tracts@gallimard.fr

À voir en ligne : Les Enfants du 209 rue Saint-Maur (1 h 40), gratuitement, en replay sur arte.tv, disponible jusqu’au 15 février 2022.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes