Le Louise-Michel contre le naufrage moral de l’Europe

Le navire affrété par l’artiste britannique Banksy a remis en lumière la faillite des États européens qui ne respectent pas l’obligation de sauvetage en mer des personnes exilées fuyant la Libye.

Pierre Isnard-Dupuy  • 9 septembre 2020 abonné·es
Le Louise-Michel contre le naufrage moral de l’Europe
Le Louise-Michel lors d’un contact en pleine mer avec le Sea-Watch 4, le 22 août.
© Chris GRODOTZKI and Handout/M.V. LouiseMichel/AFP

Il se distingue par le rose de sa coque et son graffiti représentant une petite fille avec un gilet de sauvetage, tenant une bouée en forme de cœur. Ce nouveau navire de sauvetage, au secours des exilés en Méditerranée centrale, sur lequel naviguent des bénévoles, est venu rappeler aux États européens leurs obligations en matière de droit maritime.

Fin août, le Louise-Michel, baptisé en hommage à la militante anarchiste héroïne de la Commune de Paris, a secouru 219 personnes qui fuyaient la Libye. Affrété et peint par le célèbre artiste de rue britannique Banksy, le vaisseau est venu grossir la flotte de la société civile qui agit depuis 2014. C’est en effet à la fin de cette année-là que les opérations de sauvetage menées par les États européens ont été interrompues au motif qu’elles constitueraient un « appel d’air » pour la venue de personnes migrantes.

La première opération du Louise-Michel a été éprouvante, au point qu’aucun sauveteur n’a souhaité s’exprimer pour l’heure dans la presse. Après plusieurs jours de mer entassés sur des embarcations pneumatiques, les rescapés étaient exténués et choqués. « Beaucoup ont subi des brûlures provoquées par un mélange d’eau de mer et de gazole. C’est en particulier le cas des femmes et des enfants, qui se tenaient à l’intérieur du canot, alors que les hommes étaient au bord », raconte Marie, membre à terre du Louise-Michel. « Et il y avait un cadavre à bord », ajoute-t-elle.

L’équipage du bateau de 31 mètres a dû ajouter à ses côtés un radeau de survie pour mettre en sécurité les personnes secourues. Quelques jours plus tard, les 49 rescapés dont l’état était le plus critique ont été évacués par les gardes-côtes italiens. Les autres ont été transférés sur le Sea-Watch 4 de l’ONG allemande éponyme, qui agit avec Médecins sans frontières. Lui aussi mis en service à la mi-août, le Sea-Watch 4 a enfin reçu -l’autorisation des autorités italiennes de débarquer les 353 personnes rescapées à son bord – dont celles sauvées par le Louise-Michel –, onze jours après le premier sauvetage qu’il avait effectué.

Depuis trois ans, les conditions de débarquement des rescapés se sont durcies et on assiste souvent au même scénario. Les navires qui ont secouru attendent plusieurs jours, voire de longues semaines, que leur soit attribué un port de débarquement, l’Italie ou Malte refusant l’accès à leur territoire dans l’attente d’un engagement des autres pays européens pour l’accueil des personnes migrantes. En décembre, un accord a été trouvé entre différents États mais, du fait de la crise sanitaire, il n’est pas appliqué.

Atteinte au droit maritime

Le 7 septembre, le pétrolier Maersk Etienne attendait depuis un mois au large de Malte avec 27 rescapés à son bord. « Le navire, qui a rempli son devoir d’aide aux personnes en détresse en mer, se retrouve otage du conflit politique en Europe autour de la question des migrants », a dénoncé Maria Skipper Schwenn, directrice de l’entreprise Danish Shipping, maison mère de Maersk Tankers, qui est responsable du pétrolier, citée par le site InfoMigrants. Ce genre de blocage, contraire au droit maritime international, concerne tous les types de navire.

Régi par des conventions internationales, le droit maritime est pourtant très précis. « Le sauvetage est obligatoire. Sur indication des autorités coordinatrices des secours, les personnes doivent être débarquées au plus tôt dans un port sûr », résume François Thomas, président de SOS Méditerranée. Un « port sûr » est un « endroit où la vie des survivants n’est plus menacée et où on peut subvenir à leurs besoins fondamentaux tels que des vivres, un abri et des soins médicaux. C’est aussi un endroit à partir duquel peut s’organiser le transport des survivants vers leur prochaine destination ou leur destination finale », précise l’Organisation maritime internationale.

Les secours sont coordonnés par les autorités maritimes de chaque pays limitrophe d’une zone de recherche et de sauvetage (SAR, pour search and rescue). Depuis fin juin 2018, avec la bénédiction de l’Italie et l’appui financier de l’Union européenne, la Libye a étendu sa zone SAR jusqu’à 200 kilomètres de ses côtes. Dans cette zone, dont les limites nord sont très proches de l’Italie et de Malte, les autorités libyennes indiquent donc Tripoli ou plus occasionnellement d’autres ports de son territoire comme « ports sûrs ». Les sauveteurs de la société civile refusent d’y débarquer, considérant, comme l’ONU, qu’aucun « port sûr » ne peut être reconnu dans ce pays en guerre, où les exilés qui y retournent pourraient à nouveau être victimes de traite humaine, de violences et de viols.

La peur des trafiquants

En outre, comme cela est largement documenté par des ONG de défense des droits humains, tel Amnesty International, ou des organisations internationales, les garde-côtes libyens peuvent avoir des collusions avec des groupes qui se livrent au trafic d’êtres humains. Reprenant des images tournées à bord du Sea-Watch 3 fin 2017, une enquête du New York Times (1) a montré des actions risquant de conduire à la noyade et des faits de violence de la part de garde-côtes libyens censés secourir. Selon Marie, du Louise-Michel, la seule raison d’être de ces « soi-disant garde-côtes » est de réaliser « de plus en plus de “push-back”, c’est-à-dire d’empêcher que les personnes puissent se rendre en Europe ».

Parmi les exilés, la peur d’être rattrapés par les trafiquants est présente jusque sur la mer. Valdo, un jeune Camerounais qui vit désormais à Marseille, a été sauvé in extremis en mai 2017 : « On était 136 dans un zodiac de 9 mètres. Ce jour-là, un autre zodiac s’est perdu en mer. Plus tard, sur le navire qui nous a sauvés, des gens qui avaient perdu leur enfant pleuraient. » Il affirme que sa propre embarcation était poursuivie par des « Asma Boys », une expression que les exilés utilisent pour désigner leurs geôliers libyens : « Quand ils vous prennent, ils vous ramènent, vous remettent en prison et demandent de l’argent. Dieu merci, ce bateau nous a sauvés à temps. »

C’est ce type de constat qui a motivé l’équipage du Louise-Michel, avec une spécificité par rapport aux autres navires d’ONG. En septembre 2019, Banksy entre en contact avec Pia Klemp pour lui proposer de la soutenir. La célèbre capitaine allemande est poursuivie par la justice italienne. Avec neuf autres marins du Iuventa, elle risque jusqu’à vingt ans de prison pour « aide et complicité à l’immigration illégale ». C’est donc avec le soutien financier de l’artiste et en compagnie de militants allemands et français que l’initiative du Louise-Michel s’est montée discrètement. Le navire est une ancienne vedette des douanes françaises. Il est donc plus petit, mais surtout plus rapide que la plupart des autres navires de la société civile. Une vélocité pensée pour arriver sur zone avant les garde-côtes libyens.

Blocages administratifs

Pour l’heure au repos, l’équipage du Louise-Michel ne sait pas s’il pourra reprendre la mer. Le bateau, amarré à Palma de Majorque, aux Baléares, pourrait faire l’objet d’une rétention de la part des autorités maritimes comme cela arrive régulièrement depuis 2017. Les autorités portuaires des États européens peuvent se montrer très tatillonnes sur la réglementation à bord des bateaux des ONG. Elles leur demandent alors de régler des irrégularités techniques avant de les autoriser à reprendre la mer. Les ONG procèdent aux travaux demandés, mais les contre-visites des autorités se font parfois attendre longtemps.

C’est ce qui arrive actuellement à l’Ocean Viking. Le bateau de SOS Méditerranée est à quai dans le port sicilien de Porto Empedocle depuis le 22 juillet. François Thomas dénonce une situation abusive. « L’inspection a duré onze heures. Si vous cherchez, vous pouvez trouver. Depuis un an, l’OceanViking a fait l’objet de trois contrôles. C’est excessif, mais les ports italiens ont le droit de faire ça. » De la même façon, le Sea-Watch 3 est également retenu à Porto Empedocle depuis début juillet. Seul l’Open Arms, de l’ONG espagnole éponyme, est en opération de sauvetage ces jours-ci.

Le président de SOS Méditerranée juge que « le non-respect du droit maritime par les États européens est un signal excessivement négatif envoyé au monde maritime ». Vu les contraintes, de nombreux navires laissent des situations de naufrage se dérouler sans se détourner pour porter secours, comme ont pu l’observer les ONG avec des avions de reconnaissance et grâce aux échanges par radio et téléphone satellite. Pour Marie, du Louise-Michel, la non-mise en œuvre de l’obligation de sauvetage par les autorités européennes « se résume en un mot simple : ça s’appelle du racisme. S’il y avait des Blancs sur les bateaux, ça ne se passerait pas comme ça ».

La Méditerranée centrale est devenue l’espace de migration le plus meurtrier au monde. Le 20 août, l’Organisation internationale pour les migrations y comptabilisait 300 morts depuis le début de l’année. Loin des yeux, les disparus pourraient être bien plus nombreux. Le naufrage moral de l’Europe est immense.

(1) Reprise en français par _Courrier international__ :_ « Comment l’Europe et la Libye laissent mourir les migrants en mer », 2 janvier 2019. Vidéo sur www.courrierinternational.com

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