La nouvelle nature de Naturalia

Depuis son rachat par le groupe Casino, l’enseigne poursuit un développement effréné pour s’imposer sur le marché du bio. Une course en avant qui s’opère aux dépens des salarié·es.

Roni Gocer  • 22 juin 2021 abonné·es
La nouvelle nature de Naturalia
© Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Lettres blanches sur fond rouge. Même au milieu d’un boulevard bouillonnant, l’enseigne Naturalia se remarque. « Libre d’être nature », nous dit son slogan. D’autres mots-clés, comme «biologique» ou «éthique », promettent aux passants d’emporter un supplément d’âme dans leurs courses, un petit quelque chose de moral. Le message passe et plaît. Numéro deux dans la distribution de produits bio, la société réalise une excellente performance en 2020 en accroissant son chiffre d’affaires de 22 %, pour un montant de 395 millions d’euros. Pas assez pour satisfaire l’appétit des dirigeants de la boîte. Depuis son acquisition en 2008 par le groupe Casino, Naturalia poursuit son développement à un rythme effréné, multipliant les ouvertures de points de vente. Au moment de l’achat, l’enseigne comptait 38 magasins, tous en Île-de-France ; aujourd’hui, 224 boutiques sont disséminées dans le pays, dont une partie franchisées. En 2021, cinq anciens magasins du rival déchu Bio c’Bon ont été récupérés, et l’enseigne se positionne régulièrement pour racheter de petits réseaux concurrents. Pendant que les grandes manœuvres et les plans se succèdent à la tête du groupe, les salarié·es voudraient également goûter aux bonnes nouvelles. Mais nombre d’entre eux vivent cette course à la croissance comme une marche forcée, dénonçant un fonctionnement en sous-effectif constant, des charges de travail éreintantes et un management parfois suffocant (1).

L’histoire démarre pourtant comme un conte de fées écolo. En 1973, un couple ouvre une première épicerie – nommée Naturalia – à deux pas de la gare du Nord à Paris. On y vante déjà des produits plus sains, avec une rhétorique axée sur le bien-être. Progressivement, un réseau se constitue avec d’autres magasins, animé par des équipes de salarié·es prêchant pour le bio avec conviction. L’entreprise grandit et les magasins fleurissent en Île-de-France. En 2008, le conte de fées vire au western financier. La ruée vers l’or du bio pousse le groupe Casino à s’offrir Naturalia, pour le joindre à sa filiale Monoprix. «D’emblée, la logique était claire : tu marches ou tu crèves. » En cinq mots, Cécile* résume ainsi la stratégie mise en place par les acquéreurs. Ayant elle-même travaillé auprès de la direction du distributeur bio pendant plus d’une dizaine d’années, elle a connu l’avant et l’après-rachat. «Dès le départ, nous étions inquiets. J’étais venue par conviction pour le bio, c’était une entreprise à taille humaine. Puis j’ai vu l’enseigne prendre un autre visage après le rachat. Il y a eu tout de suite une forte pression pour remplacer la tête des ressources humaines. De là ont suivi plusieurs changements à la direction, une grosse partie des anciens sont partis. »

Comme de coutume dans un rachat, les nouveaux propriétaires placent leurs pions. Sur les 24 membres de la direction originelle, il en resterait moins d’une dizaine aujourd’hui. Auprès des magasins, Cécile occupait un poste à la jonction entre la direction et les salarié·es de l’enseigne. En tenaille entre les problèmes des équipes et le mutisme de sa nouvelle hiérarchie, elle s’épuise. «En six ans avec la nouvelle direction, je n’ai pas connu un mois sans problème de sous-effectif. Et en haut, l’ambiance était de pire en pire. Je me souviens d’un DRH [ayant depuis quitté l’entreprise, NDLR] qui avait pour rituel de mettre des musiques de western en fond sonore dans son bureau au moment de licencier quelqu’un. Finalement, j’ai moi-même quitté le groupe, épuisée. Je considérais l’entreprise comme la mienne, je m’en veux beaucoup de m’être autant investie. »

En six ans, je n’ai pas connu un mois sans problème de sous-effectif.

Les problèmes de sous-effectifs se répètent dans de nombreuses villes. Même lorsque les chiffres d’affluence sont en nette hausse, les embauches ne suivent pas et les salarié·es sont essoré·es. En particulier depuis le début de la pandémie, avec deux temps forts : le premier confinement et la faillite durant l’été du concurrent Bio c’Bon. « Leurs magasins étaient bien implantés dans notre petite ville. On a récupéré leur grosse clientèle d’habitué·es, avec une hausse de 60 % à 80 % par mois de notre chiffre d’affaires  », raconte sans enthousiasme Kiara*.-Responsable de magasin à l’époque, elle se démène pour encaisser l’afflux avec quatre collègues. _«_ _La première conséquence de cette situation, c’est que la quantité de marchandises reçues était deux fois plus importante. On devait courir pour vider les cartons, mettre tout en rayon et accueillir les clients. À ce moment-là, on a même cessé de nous payer nos heures supplémentaires. Physiquement, on était à bout. Dans l’équipe, nous étions plusieurs à avoir des problèmes de dos. »_

Kiara tente d’alerter son supérieur, mais la réponse est pire que le silence : « On me répond avec des mails incendiaires, des ordres en caractères majuscules, des points d’exclamation, de l’agressivité permanente. C’était très violent, ça m’a beaucoup afectée. » Initialement, la hiérarchie de Kiara lui avait laissé miroiter l’embauche d’un CDD pour soulager l’équipe. Avant de faire machine arrière.

Des histoires comme celle de Kiara, -Philippe* en a entendu une vingtaine. En tant que responsable d’un magasin au rythme infernal, il est familier du flux tendu : « On a passé des années entières comme ça, à cinq pour faire le travail de six personnes. Et quand on se retrouve à n’être plus que quatre, on n’a plus de vie. » À la tête du groupe, on se veut pourtant rassurant sur les problèmes de sous-effectif ; la DRH, Mélody Le Barbenchon, assurait dans un entretien pour une lettre d’info de Pôle emploi que Naturalia entendait «répondre au surcroît d’activité » en recourant à 169 CDD et à près de 335 CDI pour la période du premier confinement. À cela s’ajoutaient 150 embauches en CDI à suivre en septembre. Quelques lignes plus bas, la DRH reconnaît du bout des lèvres l’existence d’un turn-over important au sein de l’enseigne, montant à plus de 50 % en moyenne. Soit plus de la moitié de l’effectif renouvelée en une année.

« Le résultat, c’est qu’on tombe dans un cercle vicieux, conclut Philippe. Chaque départ alourdit la charge de travail de toute l’équipe, ce qui pousse les gens à bout et les conduit à partir. Les vendeurs “volants”, prévus en principe pour les remplacements, ne sont jamais suffisants, car ils ne sont pas plus de deux ou trois pour une grande ville. »

Philippe aussi a fini par rendre les armes après plusieurs années de loyauté. Exténué mais pas vaincu. Au fil des mois qui précèdent son départ, il multiplie les échanges avec des ancien·nes ayant connu Naturalia avec un autre visage. Progressivement, un réseau d’entraide parallèle grandit et se développe dans plusieurs régions. Des salarié·es embauché·es plus récemment s’y joignent. «On n’a pas eu beaucoup de réponses de nos représentants du personnel, donc on s’est organisés différemment pour aider ceux qui avaient des problèmes avec Naturalia, raconte Philippe. Il y avait par exemple plusieurs cas de complément de salaire non versé, ou de salariés qui étaient poussés à partir d’eux-mêmes. Car les dirigeants ne négocient jamais rien : dans plusieurs endroits, ils vont juste te pourrir la vie jusqu’à ce que tu partes. »

Un scénario que Christiane* a vécu : «Au début tout se passait bien, je travaillais comme vendeuse avec une équipe sympa. Lorsque des salarié·es ont exercé leur droit de retrait pendant le premier confinement, ma directrice régionale m’a appelée pour me demander de tenir la boutique ouverte, en m’assurant que ça m’aiderait à passer coresponsable du magasin. J’ai accepté. Puis elle m’a demandé les noms des personnes à l’origine du droit de retrait. Lorsque j’ai refusé de dénoncer qui que ce soit, j’ai pu dire au revoir à toute promotion. J’ai fini par partir, sans rien demander. » Un management qui fait tache avec les promesses affichées. Loin du rêve écolo, Naturalia ne garde vraiment de son passé beatnik qu’un joli logo, lettres blanches sur fond rouge.

(1) Contactée, l’enseigne n’a pas répondu à nos sollicitations.

* Prénoms modifiés.

Société
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