Alain Krivine, le « rêveur » toujours sur la brèche

Figure majeure de l’une des branches les plus originales du trotskisme français, fondateur de la LCR puis du NPA, Alain Krivine est décédé samedi 12 mars à Paris. Retour sur une vie militante.

Olivier Doubre  • 16 mars 2022 abonné·es
Alain Krivine, le « rêveur » toujours sur la brèche
© FRANCOIS GUILLOT / AFP

Cela ne lui est jamais « passé ». S’il avait intitulé ses mémoires, non sans ironie et comme un pied de nez au conservatisme auquel on serait supposé adhérer avec les années, Ça te passera avec l’âge (Flammarion, 2006), on ne peut que reconnaître la constance de son engagement. Après plus de soixante ans de vie politique, le « camarade Alain », comme beaucoup l’ont longtemps appelé, n’a jamais renié ses convictions révolutionnaires. C’est que Mai 68 l’avait profondément marqué, confirmant, selon lui, la possibilité d’un soulèvement populaire. « Dans un pays comme le nôtre, écrivait-il, […] ce qui importe est de réunir les conditions de l’application d’un programme de changements radicaux. […] Au bout d’un demi-siècle de combats politiques, si je regarde quelques minutes dans le rétroviseur, plus que les échecs, les désillusions et les occasions manquées, c’est la nécessité de perspectives révolutionnaires, encore plus urgentes aujourd’hui qu’hier, qui me saute aux yeux. Certains y verront l’acte de foi d’un indécrottable “communiste révolutionnaire”, à jamais perdu dans ses rêves et ses utopies. Sans doute. L’accusation, fréquemment entendue, d’être un “rêveur” est, pour moi, un compliment. »

Comme nombre de leaders de Mai 68, Alain Krivine est d’origine juive (1). Issu d’une famille ukrainienne communiste ayant fui les pogroms d’Europe de l’Est, il naît en juillet 1941 à Paris. En pleine guerre d’Algérie, il prend la tête du Front universitaire antifasciste après le putsch d’Alger des généraux du 22 avril 1961. L’OAS plastique même l’appartement familial fin mars 1962, quelques jours après les accords d’Évian.

Nombre de scènes de son autobiographie laissent un souvenir profond au lecteur. Dans une rue parisienne, âgé d’environ 16 ans, il est en train de vendre, avec l’un de ses frères et quelques autres jeunes militants, L’Humanité et surtout L’Avant-Garde, journal de l’organisation de jeunesse du Parti. Une voiture s’approche alors et, vitres baissées, une femme assise au-devant les salue et les encourage chaleureusement : « Bravo, les gars ! Continuez ! » Ils sont tous emplis de fierté, rougissant presque. Cette femme, c’est la très stricte « Jeannette » (Vermeersch), l’épouse de « Maurice » (Thorez), le secrétaire général du PCF depuis près de trente ans. L’esprit de la « grande famille communiste », alors très soudée, s’exprime bien dans les encouragements de la dirigeante, connue pour son conservatisme en matière sociétale et familiale. Mais quelques jours plus tard, au cours d’une soirée de débats politiques comme les affectionne la fratrie Krivine, l’un des frères d’Alain lui révèle un secret qui va lui sembler relever de l’apostasie. Il tombe des nues : son frère est depuis un moment devenu trotskiste, ne supportant plus le stalinisme du PCF, en dépit des révélations du rapport Krouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique à Moscou en 1956. Le trotskisme était alors considéré comme une véritable abjuration de la foi communiste, une irrémédiable trahison. Si son frère lui révèle sa « conversion », c’est que, déjà, Alain connaît certains désaccords avec la ligne, moins sur les questions de mœurs ou de sexualité que sur la guerre d’Algérie.

La LCR a su s’ouvrir aux nouveaux mouvements sociaux et sociétaux des années 1970.

Au nom d’un nationalisme chauvin, souhaitant conserver son image d’importante composante de la Résistance, le Parti met en avant des positions cocardières. Jusqu’à voter les pleins pouvoirs à l’armée en Algérie voulus par le président du Conseil, Guy Mollet. Alain Krivine saute le pas, d’abord clandestinement, encadré par des dirigeants du Parti communiste internationaliste, de la IVe Internationale. Étudiant à la Sorbonne, membre du très remuant « Secteur Lettres-Sorbonne » de l’Union des étudiants communistes (UEC), il devient alors un « oppositionnel » au sein de l’appareil du PCF, avec Pierre Goldman, Serge July, Marc Kravetz, Jean-Marcel Bouguereau, Henri Weber, et plus tard Daniel Bensaïd. Exclus en 1966 de l’UEC par les tenants de la ligne stalinienne envoyés par la direction du Parti « remettre de l’ordre » à l’UEC, notamment Guy Hermier et Pierre Juquin, bon nombre d’entre eux créent dès 1967 ce qu’on appelle alors la « j-creu » ou Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), connue pour l’efficacité de son service d’ordre.

Mais la grande force de la JCR, qualifiée (péjorativement) de « pabliste » par les autres formations trotskistes françaises comme Lutte ouvrière ou l’OCI, du nom du leader d’origine grecque Pablo qui mena une scission dite « droitière » du mouvement trotskiste dans les années 1950, sera toujours marquée par son ouverture d’esprit et sa capacité d’adaptation, en collant au plus près des mouvements sociaux, sociétaux, nationaux et internationaux. La JCR est ainsi tout de suite en pointe dans la lutte contre la guerre du Vietnam, encore naissante en France, tissant des liens avec des mouvements à l’étranger. C’est ainsi qu’une délégation de l’organisation se rend à Berlin défiler derrière le leader étudiant Rudi Dutschke en février 1968 (que l’on tentera d’assassiner peu après), observe et apprend les méthodes de mobilisation novatrices. La « j-creu » joue bientôt un rôle majeur dans la révolte étudiante de Mai 68, et plus largement devient une sorte d’avant-garde à la fois culturelle et politique, à partir des années 1970 (2).

Formidable orateur et organisateur, Alain Krivine, alors simple appelé dans l’armée, devient le candidat à la présidentielle en 1969 de la nouvelle Ligue communiste, le pouvoir gaulliste ayant dissous (avec d’autres organisations) en juin 1968 la JCR. Si son score dépasse à peine les 1 % des voix, il se fait un nom comme « candidat révolutionnaire », affublé du sobriquet de « Krivine la kravate ». Mais là n’est pas l’essentiel : la « Ligue » demeure au cœur de tous les mouvements sociaux de l’après-68, jouant souvent un rôle d’organisateur important et d’accompagnateur, sinon de catalyseur, de toutes les mobilisations. À la suite d’une nouvelle dissolution en 1973, consécutive à l’attaque quasi-militaire (cocktails Molotov et barres de fer) qu’elle a menée contre un meeting du groupuscule néofasciste Ordre nouveau à la Mutualité à Paris, l’organisation devient la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Mais à la différence des « maos » ou des autres mouvements trotskistes, la LCR reste ouverte aux nouvelles formes de mobilisation qui voient le jour dans les années 1970. Là où les autres organisations marxistes-léninistes considéraient que de tels mouvements contribueraient à éloigner la classe ouvrière de son rôle, supposé moteur de l’histoire, selon la théorie marxiste, la LCR ne cesse de voir d’un bon œil le féminisme, la défense des homosexualités, des droits des usagers de drogues, les coordinations étudiantes, d’infirmières, antiracisme, antifascisme, mouvements issus de l’immigration…

C’est cette approche qui permettra à Alain Krivine de rester toujours sur « la brèche » (nom de la librairie de son parti), certainement très heureux, avec son immense carnet d’adresses, de toujours maintenir le contact avec les forces vives de toutes les contestations sociales. Quand, après le mouvement de grèves massives de décembre 1995, où elle a un rôle majeur, la LCR réussit (pour une fois) à faire liste commune avec la principale organisation trotskiste concurrente, Lutte ouvrière, inlassablement emmenée par Arlette Laguiller, il est élu, avec celle-ci, au Parlement européen, et découvre les institutions. Il choisit un jeune postier syndiqué pour assistant parlementaire : Olivier Besancenot. Celui-ci se présentera ensuite deux fois à l’élection présidentielle, en 2002 et en 2007, obtenant chaque fois près de 5 % des voix. Bien plus que Krivine n’en avait jamais recueilli. La LCR devient en 2009 le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Olivier Besancenot, en quelque sorte, lui succède. Avant que Philippe Poutou ne prenne la relève.

(1) Voir sur ce point, l’ouvrage fondamental de Yaïr Auron, Les Juifs d’extrême gauche en Mai 68. Une génération révolutionnaire marquée par la Shoah, traduit de l’hébreu par Katherine Werchowski, Albin Michel, 1998.

(2) On se reportera au très complet ouvrage montrant son rôle novateur : C’était la Ligue, Hélène Adam & François Coustal, éd. Syllepse, 804 pages, janv. 2019.

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