En Ukraine, les damnés de la guerre

Alors que l’industrie lourde est confrontée à une crise de grande ampleur, ses ouvriers sont victimes d’une loi martiale restreignant considérablement le code du travail.

Théophile Simon  • 29 juin 2022 abonné·es
En Ukraine, les damnés de la guerre
© Sadak Souici

Lorsque l’armée ukrainienne lui demande de rejoindre ses rangs, au début de l’invasion russe, Vitaliy Nozhka accepte sans une seconde d’hésitation. Le quinquagénaire, ouvrier métallurgiste à l’aciérie d’ArcelorMittal de Kryvyi Rih, était pourtant en mesure de refuser : après vingt-sept ans à trimer dans les dantesques hauts-fourneaux du plus grand site industriel d’Ukraine, sa colonne vertébrale donne de sérieux signes de fatigue. « En raccrochant, il s’est retourné vers moi, a lu l’incompréhension sur mon visage et a dit : “Je ne peux pas laisser passer l’opportunité de défendre mon pays et ma famille.” Mon sang s’est glacé, mais j’ai respecté sa décision », raconte sa femme, Olga, depuis leur petit appartement situé au cœur d’une cité ouvrière.

Kryvyi Rih, qui voit alors l’armée russe fondre sur le sud de l’Ukraine depuis la Crimée, se barricade pour ne pas subir le même sort que Marioupol, l’autre grand bastion métallurgique du pays foudroyé par la puissance de feu de l’envahisseur. Vitaliy commence donc par ériger des lignes de défense à travers la région. Le 6 avril, l’avancée russe étant contenue à une cinquantaine de kilomètres de distance, il décroche une permission pour assister au vingt et unième anniversaire de son fils, Aleksandr. « Ce jour-là, il nous a annoncé que notre ville était pour le moment épargnée et que son unité allait être envoyée sur le front de l’Est », se souvient Olga, agrippée au portrait de son mari barré d’un ruban noir. Une fois encore, Vitaliy choisit de ne pas reculer. Deux jours plus tard, il est envoyé défendre Popasna, une bourgade du Donbass bientôt écrasée. Le 14 avril, six jours après son départ pour le front, le père de famille meurt broyé par l’artillerie ennemie au fond d’une tranchée. « Nous sommes si fiers de notre père, il a poussé son sens de l’honneur jusqu’à se sacrifier pour nous permettre de vivre libres », murmurent Darya et Maria, ses jumelles aux yeux cernés de noir et à la peau translucide.

À l’aciérie de Kryvyi Rih, la production s’est effondrée de plus de 90 %.

Appuyé contre une armoire où le visage souriant de Vitaliy pointe au milieu des photos d’anniversaire, de spectacle de fin d’année et des vacances au bord de la mer Noire, Aleksandr caresse doucement l’épaule de sa mère. « On a eu de la chance, l’armée a pu récupérer le corps de mon mari. Il paraît que c’est rare. Nous avons pu le ramener ici et le mettre au cimetière municipal », raconte Olga, la voix brisée. Parmi les quelque deux mille employés d’ArcelorMittal partis grossir les rangs de l’armée ukrainienne, huit ont, comme Vitaliy, été tués dans les combats. Deux autres sont portés disparus.

Fantômes

Non loin du cimetière de Kryvyi Rih, l’usine de Vitaliy ne semble plus guère arpentée que par les fantômes de ses ouvriers tombés au front. Au bout d’un dédale de tuyaux de gaz et de rails endormis, une vertigineuse cheminée se dresse. Le haut-fourneau numéro six, le seul encore en fonction parmi les neuf que compte le site, a été relancé début avril après plus d’un mois d’arrêt. L’aciérie, inaugurée en 1934 et rachetée par la multinationale luxembourgeoise en 2005, n’avait pas interrompu la production depuis la Seconde Guerre mondiale.  « Quand l’on voit ce qu’il est advenu des aciéries de Marioupol, irrémédiablement endommagées par les bombardements russes, c’est déjà bien qu’on ait pu se remettre au travail, positive Anton, un ingénieur de 28 ans, chargé de la surveillance du fonctionnement de la fournaise remplie de métal en fusion. Mais la guerre a considérablement réduit notre activité ; la production s’est effondrée de plus de 90 %. » À l’échelle de l’Ukraine, les secteurs métallurgique et minier pesaient, en 2021, près d’un dixième de l’économie nationale, un tiers des exportations et un demi-million d’emplois. Une production amputée de moitié par la guerre d’agression du géant russe.

Paralysie logistique

Pour les industriels de Kryvyi Rih comme partout ailleurs dans le pays, l’urgence est, aux premiers jours de l’invasion, d’abord sécuritaire. Aidée par l’effet de sidération, la Russie de Vladimir Poutine pense alors pouvoir faire main basse sur l’Ukraine en quelques jours, lance son assaut terrestre le long de multiples axes et pilonne la totalité du territoire de son voisin à coups de missiles balistiques. Quatre mois plus tard, les grandes ambitions du Kremlin ont du plomb dans l’aile. L’ancienne Armée rouge, confrontée à une résistance ukrainienne bien plus vigoureuse qu’escompté, a partiellement reflué pour concentrer son offensive sur le Donbass, tenir les territoires déjà conquis dans le sud de l’Ukraine et imposer un blocus naval.

La différence de traitement entre cols blancs et bleus est importante.

Dans le reste du pays, la vie tente de reprendre un semblant de normalité. Mais les soubassements de l’économie ukrainienne restent ébranlés. « Notre problème est désormais logistique, explique Natalia Marynyuk, une syndicaliste représentant 16 000 des 22 000 employés que compte ArcelorMittal à Kryvyi Rih. Avant la guerre, 85 % de notre production partait à l’étranger, principalement par bateau des ports de la mer Noire. Mais, à cause du blocus naval russe, aucun navire ne peut plus appareiller. Alors, comme toutes les entreprises du pays, nous avons dû nous rabattre sur le ferroviaire. »

Pour la seule aciérie d’ArcelorMittal, ce sont ainsi plusieurs dizaines de millions de tonnes d’acier et de minerai de fer à réorienter, chaque année, du maritime vers le ferroviaire. L’approvisionnement en matières premières présente un casse-tête similaire, car l’essentiel du charbon utilisé pour nourrir les entrailles de l’usine venait, avant la guerre, par le train du Donbass et du Kazakhstan via la Russie. Acier, minerai, charbon, céréales, engrais : le défi logistique, titanesque, s’impose à toute l’industrie ukrainienne et vire à la foire d’empoigne.

« Les coûts de transport ont triplé depuis le début de la guerre et plus du tiers de la production métallurgique de la ville est intransportable, car beaucoup de nos trains ne sont pas compatibles avec les rails européens, dont l’écartement est différent », s’alarme Oleksandr Vilkoul, chef du conseil municipal de Kryvyi Rih et ancien vice–Premier ministre de l’Ukraine. Résultat de cette incompatibilité ferroviaire, les wagons en provenance d’Ukraine mettent souvent plusieurs semaines à sortir du pays. Une situation dont les logisticiens profitent pour faire leur miel. « C’est une période faste, particulièrement pour ceux d’entre nous capables de transporter de gros chargements », reconnaît, sous couvert d’anonymat, le responsable d’une grande entreprise de logistique basée à Kryvyi Rih.

Pour survivre à cette ruée vers le rail, certaines firmes ont les poches plus profondes que d’autres. « Notre minerai est de qualité supérieure, donc nous avons pu répercuter la hausse des coûts de transport sur nos clients étrangers. Notre production n’a presque pas varié depuis le début de la guerre », explique Vladimir Rochenko, le directeur d’une immense carrière de minerai de fer située aux alentours de Kryvyi Rih, devant un incessant ballet de camions remontant des profondeurs de la terre.

Beaucoup d’autres industriels de la ville, peinant à rejoindre les frontières de l’Ukraine ou aux clients désormais hors d’atteinte par voies terrestres, affrontent des temps autrement plus difficiles. Les inventaires débordent, paralysent la production et ne tardent pas à se traduire en casse sociale. « Nos silos de minerai sont pleins à craquer et nos usines de production sont presque toutes à l’arrêt, car la Chine et l’Afrique, nos principaux marchés, sont désormais inaccessibles », raconte le responsable d’une grande entreprise minière de Kryvyi Rih qui a mis plus de la moitié de son personnel au chômage technique à la fin de l’hiver. Selon Oleksandr Vilkoul, plusieurs dizaines de milliers d’habitants de la ville auraient connu un sort similaire. « Cette guerre est en train de créer une immense crise sociale », s’alarme l’édile.

« J’ai perdu la moitié de mon salaire »

Si la paralysie logistique explique une partie de la vague de misère s’abattant sur l’Ukraine, la loi martiale adoptée au début de l’invasion russe a transformé la tempête sociale en véritable tsunami. Restriction de la représentation syndicale, suspension unilatérale des accords collectifs et des contrats individuels, augmentation de 50 % du temps de travail : le texte, voté par le Parlement en mars, affranchit les entreprises ukrainiennes d’un grand nombre de leurs obligations légales.

Je suspecte certains patrons de profiter des circonstances.

«J’ai perdu la moitié de mon salaire du jour au lendemain. Ça, l’entreprise n’aurait jamais pu se le permettre sans la loi martiale, témoigne Oleksandr, un mécanicien dans une usine de transformation de minerai de fer. En plus de cela, nous sommes impactés par la flambée de l’inflation, notamment parce que la monnaie ukrainienne s’est fortement dévaluée du fait de la guerre. » Son histoire se répète à travers plusieurs quartiers populaires de la ville : la guerre qui éclate, l’usine qui ferme, le licenciement ou la baisse substantielle de salaire qui s’ensuit.

« C’est un peu moins violent dans les grandes multinationales que dans les entreprises ukrainiennes, témoigne Helanna Pachtkh, une employée d’ArcelorMittal ayant récemment quitté son poste pour intégrer un régiment de logistique militaire. Chez Arcelor, les avantages issus de la convention collective ont été suspendus et environ un tiers des effectifs mis au chômage technique. Mais je connais plusieurs employés de petites entreprises à qui l’on a notifié leur licenciement un mois après la date effective de leur renvoi. Ils n’ont donc jamais perçu leur salaire et n’ont eu aucun recours du côté de la justice. »

Du côté du principal syndicat de l’aciérie d’ArcelorMittal à Kryvyi Rih, on reconnaît que l’entreprise a appliqué la loi martiale moins violemment que certains autres industriels de la ville. On pointe cependant une importante différence de traitement entre cols blancs et bleus : «La direction a supprimé les primes et réduit les salaires des ouvriers qui assuraient la maintenance du site au début de la guerre, pendant que les bombes pleuvaient sur la région et que les cadres et leurs familles évacuaient les lieux vers la frontière. Ce n’est absolument pas normal », s’indigne Natalia Marynyuk.

Un sentiment partagé par Tatianna Pershina, qui dirige les 250 électriciens du tentaculaire site industriel. « Nous avons continué à travailler jour et nuit malgré le déclenchement de la guerre et les alertes antiaériennes, se souvient-elle, encore émue. Les femmes étaient forcées de laisser leurs enfants chez elles malgré le risque de bombardement et devaient, en plein hiver, venir à pied jusqu’au travail à cause de l’absence de transports en commun. Et pendant ce temps-là, à l’entrée du site, des dizaines de personnes de la direction ont passé trois jours à embarquer dans des bus pour se replier vers la Slovaquie. »

Dans les cités de Kryvyi Rih aux milliers d’immeubles d’allure soviétique, l’attentisme prévaut encore sur la colère. Quatre mois après le déclenchement des hostilités, beaucoup d’ouvriers placent toujours l’intérêt national au-dessus de leurs malheurs individuels et se contentent d’espérer un allègement de la loi martiale. Mais à l’heure où la Russie ne cesse de grignoter le territoire ukrainien, la paix sociale menace d’être emportée par l’installation d’une guerre de longue haleine. « Pour le moment, j’attends qu’Arcelor me rappelle. Mais je ne pourrai pas attendre éternellement, car mes économies s’amenuisent», s’inquiète Svetlana, une grutière travaillant pour l’aciériste depuis quinze ans. D’autres ouvriers commencent à douter du bien-fondé de certains plans sociaux. « À toutes les échelles de la société, il faut que les Ukrainiens soutiennent l’effort de guerre. Mais je suspecte certains patrons de profiter des circonstances pour dégraisser leur masse salariale davantage que la guerre ne l’exige. On percevait déjà certaines velléités de licenciements et de sous-traitance avant la guerre, mais la loi nous protégeait. Désormais, toutes les vannes sont ouvertes », estime Oleksandr, amer.

Théoriquement limité à la durée de la guerre, le volet social de la loi martiale menace en outre d’être pérennisé par les efforts d’une partie de la classe politique avide de libéraliser un marché du travail perçu comme trop rigide. À la mi-mai, le Parlement national a ainsi adopté la proposition de loi n° 5371, rejetée en avril 2021 mais réintroduite à la faveur de la guerre, dont l’une des principales mesures consiste en l’abolition des conventions collectives pour les entreprises de moins de 250 salariés. Une jauge qui concernerait près de 70 % des salariés ukrainiens. « Les relations de travail sont toujours régies par le code du travail obsolète adopté en 1971 et développé dans une économie soviétique dirigée par l’administration », affirment les auteurs de la proposition de loi dans leur préambule. Le texte est désormais dans les mains de Volodymyr Zelensky, qui peut encore y mettre son veto.

Mobilisation syndicale

En dépit des avanies et des obstacles dressés devant eux, les syndicats de la métallurgie de Kryvyi Rih parent au plus urgent : l’effort de guerre. «Nous avons mobilisé tout notre réseau international pour aider les salariés en difficulté, tant ceux partis au front que ceux que le chômage a plongés dans la misère », explique Natalia Marynyuk, qui continue de recevoir des vivres, de l’équipement militaire et des médicaments en provenance de centaines de sections syndicales à travers le monde. Une aide ayant notamment permis de mettre la famille de Vitaliy Nozhka à l’abri du besoin pour quelque temps.

En plus d’aider leurs propres adhérents, les syndicats prennent en charge une partie des réfugiés venus des zones occupées. Près de 12 millions d’Ukrainiens auraient ainsi fui leur domicile. À la sortie de l’aciérie d’ArcelorMittal, Aleksandr, un ouvrier ayant fui Marioupol courant mars, a réussi à décrocher l’un des rares emplois laissés vacants par la guerre grâce à un appui syndical. «J’ai tout perdu : une grande partie de ma famille, ma maison, mon travail, explique ce père de famille. J’espère refaire ma vie ici. Il faut que Kryvyi Rih tienne coûte que coûte. C’est la dernière grande ville industrielle du pays. Sans elle, l’économie ukrainienne pourrait partir à la dérive pour de bon. »

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