Dans l’Éducation nationale, « se mobiliser, c’est passer à la broyeuse »

Un professeur syndiqué a été suspendu temporairement sans motif réel. Une sanction qui intervient après deux ans d’une hausse manifeste des actes de répression contre les enseignants engagés.

Pierre Jequier-Zalc  • 21 septembre 2022
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Dans l’Éducation nationale, « se mobiliser, c’est passer à la broyeuse »
Pape NDiaye, lors d'une conférence de presse le 26 août 2022.
© Photo : VINCENT GERBET / HANS LUCAS / HANS LUCAS VIA AFP.

C’est d’une extrême violence. Lorsqu’on a su la nouvelle, la salle des profs était sous le choc. » L’émotion dans la voix de Céline Huet est encore perceptible lorsqu’elle raconte comment elle a appris que son collègue de mathématiques, Kai Terada, était suspendu provisoirement de ses fonctions pour quatre mois, sans motif apparent. Sur l’avis de suspension que Politis a pu consulter, aucune justification n’est apportée à cette décision venue du rectorat de Versailles. Pis, à écouter ses collègues parler de lui, Kai Terada a tout du prof de mathématiques impliqué et exemplaire. Agrégé, il enseigne au lycée Joliot-Curie, à Nanterre (Hauts-de-Seine), depuis seize ans.

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« C’est quelqu’un d’intègre, de tolérant, de posé, de gentil. Un professeur irréprochable », énumère Céline Huet. « Calme, dévoué, rigoureux », renchérit Claire Vidallet, prof d’histoire-géographie à Joliot-Curie. Mais pourquoi alors le suspendre, d’autant plus dans le contexte d’une pénurie de professeurs de mathématiques ? « Pour moi, ce ne peut être qu’une répression antisyndicale. On a le sentiment qu’au rectorat on voulait se débarrasser de lui », répond sa collègue.

Dossier administratif vide

Kai Terada est en effet le cosecrétaire de SUD Éducation dans les Hauts-de-Seine. Il est aussi investi dans le Réseau éducation sans frontières. Il a été la figure de proue du mouvement « Touche pas à ma ZEP », qui luttait pour garder les lycées dans l’éducation prioritaire en 2016 et 2017. En d’autres termes, il est engagé. À ses yeux, c’est bien cet engagement qui lui est aujourd’hui reproché. Les responsables du rectorat « veulent faire sauter un représentant syndical », glisse-t-il avant de poursuivre : « S’ils me reprochent des choses, il doit y avoir des faits précis pour que je puisse me défendre. »

Le problème est là : les motivations pour expliquer cette mise à pied sont floues et imprécises. L’équipe de direction a assuré aux enseignants n’avoir reçu aucune plainte à l’égard de M. Terada, que ce soit d’un élève ou de parents d’élèves. Au début de l’été, l’enseignant était aussi allé consulter son dossier administratif, vierge alors de tout volet disciplinaire. Une attestation signée par le rectorat que nous avons pu examiner le prouve.

Le rectorat a expliqué que cette mise à pied était justifiée en vue de « garantir le fonctionnement serein de cet établissement ».

À ce jour, aucun élément tangible n’est donc venu motiver la mise à l’écart du professeur de mathématiques. Au Parisien, le rectorat a expliqué que cette mise à pied était justifiée en vue de « garantir le fonctionnement serein de cet établissement ». Une conclusion tirée d’une mission « à 360 degrés », une sorte d’audit global de l’établissement où plusieurs inspecteurs généraux s’entretiennent avec les représentants du personnel, des élèves, des parents d’élèves. Le rapport de cette mission, durant laquelle le professeur de mathématiques n’a pas été auditionné, n’a pas été rendu public auprès des enseignants. Aussi cristallise-t-il toutes les spéculations.

« L’année dernière a été compliquée, avec des incidents et des tensions », reconnaissent les professeurs. En revanche, personne ne pointe Kai Terada comme étant à l’origine de ces tensions. « Dans le lycée, il est apprécié, il fait consensus », assure Céline Huet. Une opinion partagée par sa collègue Claire Vidallet : « Dans une salle des profs, il y a toujours des professeurs qui concentrent l’animosité, pas Kai. Cela fait treize ans que je travaille avec lui, je ne l’ai jamais vu sortir de ses gonds avec ses collègues. C’est quelqu’un de très tolérant. »

« Dans l’intérêt du service », la nouvelle arme du ministère

De son côté, la direction académique reste floue, précisant au Parisien que « les éléments relevés par l’IGESR (1), ainsi que les faits portés à la connaissance des services du rectorat de Versailles, ont conduit à arrêter un certain nombre de mesures, parmi [lesquelles] la suspension de Monsieur Kai Terada, professeur de mathématiques, qui est intervenue le 30 août pour une durée de quatre mois ». Les « éléments » en question, eux, ne sont pas explicités. Ils n’ont pas non plus été détaillés lors de sa convocation au rectorat, le jeudi 8 septembre.

Depuis la loi de transformation de la fonction publique, l’avis des commissions administratives paritaires n’est plus requis pour ordonner une mutation.

« On m’a bien précisé que ce n’était pas une sanction disciplinaire », souligne le professeur de mathématiques. Comme il garde l’intégralité de son traitement et de ses indemnités, cette suspension provisoire n’est pas catégorisée comme une sanction, mais comme une mesure « dans l’intérêt du service ». À l’issue de cet entretien, si Kai Terada n’y voit pas plus clair sur les raisons de sa mise à pied, il sait au moins ce qui l’attend. « On m’a assuré que, d’ici dix à quinze jours, je serai soit réintégré, soit muté dans l’intérêt du service », explique-t-il, persuadé que la deuxième option est privilégiée par le rectorat.

Depuis la loi de transformation de la fonction publique de 2019, l’avis des commissions administratives paritaires n’est plus requis pour ordonner une mutation. Un « fait du prince », dénoncent les syndicats, une mesure qui, si elle n’est pas une sanction sur le papier, est largement perçue comme telle par les enseignants visés. D’autant que le ministère de l’Éducation nationale semble s’en servir pour réprimer les enseignants engagés et durablement ancrés dans un établissement.

L’exemple le plus connu est celui des six enseignants de l’école Pasteur à Saint-Denis (Seine Saint-Denis), mutés en avril 2022, toujours « dans l’intérêt du service » et de manière arbitraire, par le rectorat après une enquête administrative à charge qui dénonçait une « école en autogestion », qui n’était plus « une école de la République ». Après, aussi, un article très virulent paru dans le magazine d’extrême droite L’Incorrect. Le tout, donc, sans pouvoir se défendre. Les six enseignants ont attaqué cette décision au fond au tribunal administratif. À cette rentrée, trois d’entre eux n’avaient toujours pas repris le travail« C’était une équipe pédagogique très soudée. Ça les a détruits moralement, c’était tellement violent », souligne Caroline Marchand, cosecrétaire du Snuipp-FSU 93. Parmi eux, cinq étaient adhérents de différents syndicats.

Vingt-cinq cas recensés depuis 2020

De manière plus générale, ces deux affaires interviennent après une série de sanctions prises à l’égard d’enseignants syndiqués ou tout simplement engagés. La mobilisation contre la réforme du lycée au début de l’année 2020 marque un tournant dans ces pratiques. « On a senti que les directives de répression venaient directement du ministère », confie Matthieu Mahéo, responsable académique du Snes-FSU de Rennes. Dans son académie, un enseignant d’histoire-géographie syndiqué au Snes et militant politique a été muté d’office à la suite de sa participation à la mobilisation contre les « E3C », les épreuves communes de contrôle en continu. « Il a fallu trouver des responsables et c’était un responsable tout trouvé », poursuit le délégué syndical.

Nous avons été suspendus sans avoir la possibilité de nous défendre, avec une procédure complètement à charge. C’est une mort sociale.

Depuis cette mobilisation, nous avons recensé pas moins de vingt-cinq cas d’enseignants ayant subi pressions et répression du fait de leur engagement syndical ou de leur participation à un mouvement social. L’exemple le plus marquant reste celui des « quatre de Melle », ces professeurs syndiqués à SUD Éducation du lycée Joseph-­Desfontaines de Melle, dans les Deux-Sèvres. Visés en 2020 par des procédures disciplinaires pour leur participation à la mobilisation contre les « E3C », ils ont été suspendus huit mois (une suspension jugée illégale a posteriori par le tribunal administratif) avant de passer en conseil de discipline. « C’est l’arbitraire que l’on dénonce. Toute procédure disciplinaire n’est pas mauvaise en soi. Mais nous avons été suspendus sans avoir la possibilité de nous défendre, avec une procédure complètement à charge. C’est une mort sociale, clairement », dénonce Aladin Lévêque, l’un des « 4 de Melle ».

Jean-Michel Blanquer a vraiment tout utilisé pour nous mettre au pas. Son but était d’envoyer un message.

Pis, à l’issue de ces procédures, aucun des conseils de discipline (un organe consultatif) n’a abouti à un vote majoritaire pour des sanctions contre les quatre professeurs. Un avis que le rectorat n’a pas entendu, sanctionnant malgré tout les quatre enseignants de manière différente, allant d’un simple blâme à une exclusion de quinze jours. Une des quatre avait écopé d’une mutation. Une décision invalidée par le tribunal ­administratif mais confirmée ensuite en appel par le Conseil d’État. Les trois autres sanctions sont en attente de jugement. « Jean-Michel Blanquer a vraiment tout utilisé pour nous mettre au pas, accuse Aladin Lévêque. Son but, c’était d’envoyer un message. De montrer qu’il ira jusqu’au Conseil d’État s’il le faut. Forcément ça fait réfléchir les collègues à l’heure de se mobiliser. »

Blanquer, Ndiaye : même combat ?

C’est ce qui ressort des nombreux témoignages que nous avons recueillis. Si chaque histoire à ses tenants et aboutissants propres, des schémas récurrents se dessinent nettement. Des équipes pédagogiques impliquées et engagées depuis de longues années au sein d’un établissement, qui n’hésitent pas à s’opposer à des directives de leur hiérarchie jugées néfastes pour leur profession. Une inspection « à 360 degrés » ensuite, qui établit pour le rectorat des rapports confidentiels. Ces derniers, enfin, qui débouchent généralement sur des mutations « dans l’intérêt du service » ou sur l’ouverture de procédures disciplinaires qui ne vont que très rarement au-delà d’un simple blâme, sans contradictoire. Sur les vingt-cinq cas recensés, la sanction la plus importante concerne la professeure de Melle exclue quinze jours.

La plupart des enseignants espéraient un retour au calme, avec l’arrivée de Pap Ndiaye. 

Si les sanctions ne sont pas des plus graves, le message passé est, lui, plus équivoque. « Se mobiliser, c’est passer à la broyeuse », résume amèrement Aladin Lévêque. « Désormais, beaucoup de collègues font profil bas », raconte Jean Hourcade, enseignant à Bordeaux, syndiqué SUD Éducation, qui a reçu un blâme après s’être mobilisé contre la réforme du lycée.

Après cinq ans passés sous le signe du conflit avec l’administration de Jean-Michel Blanquer, la plupart des enseignants interrogés espéraient une forme de « retour au calme » avec l’arrivée de Pap Ndiaye Rue de Grenelle. La suspension de Kai Terada vient mettre à mal cet espoir. « Je vais déposer un recours hiérarchique auprès du ministre sur ma suspension. Ça va me permettre de l’interpeller, vu qu’il se présente comme quelqu’un ayant des méthodes différentes de celles de son prédécesseur », explique l’intéressé.

En attendant une hypothétique réponse, la mobilisation se poursuit le soutenir le prof de maths.Une assemblée générale s’est tenue à la Bourse du travail à Paris, le 13 septembre, rassemblant plus de 80 personnes. Au lycée Joliot-Curie, plus de 60 % des enseignants étaient en grève ce jour-là. Un rassemblement national devant le ministère est programmé le 21 septembre, appelé par l’intersyndicale (SUD Éducation, CGT Éducation, Snes-FSU, FO) dans un communiqué commun. À la tribune de la Bourse du travail, Kai Terada a conclu : « Je suis le dernier d’une trop longue liste. Il y en a encore qui souffrent des sanctions qu’ils ont subies. Je veux que cette journée soit une journée contre la répression dans l’Éducation nationale. Pour que ça s’arrête. »

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