Violences policières : la justice face à son tabou

Des procédures allégées aux stratégies d’évitement, la réponse pénale aux violences policières est manifestement insuffisante.

Nadia Sweeny  • 7 décembre 2022 abonné·es
Violences policières : la justice face à son tabou
© Hervé Pinel

Police partout, justice nulle part ? Impossible d’en avoir le cœur net : les chiffres sont inaccessibles. Depuis début septembre, Politis demande au ministère de la Justice les statistiques des suites judiciaires données aux affaires de violences par personnes dépositaires de l’autorité publique. Fin de non-recevoir.

« Ni le ministère de l’Intérieur ni celui de la Justice ne disent détenir de statistiques sur les sanctions pénales prononcées », précisait France Info en décembre 2020. Pourtant, cette année-là, le rapport annuel du ministère fait état du « traitement des plaintes déposées contre les policiers et les gendarmes ».

On y lit que les « plaintes pour des violences à l’occasion d’interpellations sont régulièrement classées sans suite » mais aussi que les peines d’emprisonnement sont « le plus souvent » prononcées « avec sursis simple », et « fréquemment assorties d’une dispense d’inscription au casier judiciaire ». Le ministère détient donc des chiffres.

Sans surprise : les violences policières ne sont pas une priorité pour le gouvernement, qui refuse même d’utiliser le terme. Il n’existe donc aucune politique pénale en la matière : la Place Vendôme n’a pas transmis de directives aux procureurs sur cette question.

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Dans les grosses circonscriptions, un vice-procureur est systématiquement affecté aux affaires impliquant des policiers. Dans les plus petits territoires, le procureur lui-même s’en charge. « Ces dossiers sont considérés comme un domaine réservé à la haute hiérarchie, admet une magistrate, sous couvert d’anonymat. Ça questionne sur la façon dont l’institution s’organise pour les invisibiliser. »

Pour Loïc Pageot, vice-­procureur de Bobigny, cette organisation le protège d’éventuelles connivences : « Je ne prends pas de permanence générale : ça me permet de ne pas être en contact quotidien avec les policiers », explique-t-il, tout en reconnaissant des liens réguliers avec la hiérarchie policière.

Connivence

Les parquetiers ne peuvent pas déplaire à la hiérarchie policière, au risque d’entraver leur carrière.

La relation de la magistrature avec la police est ambivalente : les juges dépendent du travail policier. Mais, en plus, « les parquetiers ne peuvent pas déplaire à la hiérarchie policière, au risque d’entraver leur carrière, admet la magistrate déjà citée. Le directeur départemental de la sécurité publique peut faire remonter ses griefs au préfet ».

L’information transite en haut lieu et oriente les nominations. « On demande de plus en plus aux procureurs de faire du partenariat avec la police sur des projets communs, comme les politiques de la ville. Ont-ils le recul nécessaire pour conduire ces enquêtes ? C’est un problème statutaire », ajoute-t-elle. Inévitablement, le serpent de mer de l’indépendance du parquet remonte à la surface. 

Des accusations qui font bondir Fabienne Klein-Donati : « Il n’y a pas de connivence : c’est du fantasme pur, s’agace la procureure générale de Lyon, ancienne procureure de Bobigny (Seine-Saint-Denis). On imagine que le procureur est l’allié du policier. Je ne me considère pas comme un maillon de la police. Chacun son travail, chacun ses compétences. »

Pourtant, le parcours judiciaire de ces dossiers est difficile, et ce dès l’enquête. « On demande souvent au service qui prend connaissance le premier des faits ou qui reçoit la plainte d’effectuer les premières investigations urgentes avant de saisir un service spécialisé », explique Florent Boura, vice-procureur spécialisé à Créteil (Val-de-Marne).

Or ces premiers services sont souvent très proches des fonctionnaires mis en cause. Les premiers instants d’une enquête sont pourtant déterminants, d’autant que les policiers connaissent les procédures et anticipent les actes judiciaires. On ne compte plus les ­plaignants qui dénoncent des disparitions de preuves qui peuvent orienter le dossier vers un classement pour infraction insuffisamment caractérisée ou incapacité d’identifier l’auteur.

Criminalisation des victimes

La stratégie des policiers pour légitimer leurs violences est bien rodée : ils portent plainte contre la victime. « On voit beaucoup d’affaires d’outrage et rébellion contre des personnes qui se plaignent de violences », confirme un juge du siège, qui reconnaît que « nous acceptons de juger ces faits de façon distincte des violences policières ». Pourtant, ces affaires sont liées. 

En fonction de la gravité des faits mais aussi de leur médiatisation, le parquet saisit différents services d’enquête : un service interne ou l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Sur le territoire de la préfecture de police de Paris – incluant la petite couronne –, un protocole de répartition des saisines, datant d’octobre 2013, suggère que, au-delà de huit jours d’incapacité totale de travail, l’IGPN doit être saisie. Mais le parquet garde légalement le libre choix du service enquêteur. In fine, l’IGPN n’enquête que sur 10 % des affaires. En 2021, elle a traité 510 dossiers de violences policières, représentant 47 % de ses saisines.

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Pour les dossiers graves, le parquet peut aussi ouvrir une information judiciaire et confier la direction d’enquête à un juge d’instruction, plus indépendant. Mais cette saisine contraint le juge, qui ne peut pas l’élargir. Il ne peut requalifier que si la nouvelle accusation n’aggrave pas la peine encourue.

Dès qu’il y a une mise en examen sur une ouverture trop large, les syndicats de police se mettent en branle : le parquet est sous pression.

Dès lors, « les parquets ont une tendance à poursuivre a minima, peste une magistrate de l’instruction. Ils ouvrent sur des faits involontaires ou, pire, sur “recherche des causes de la mort” au lieu de “violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner”, alors qu’on sait de quoi la personne est décédée. Ça restreint les possibilités d’enquête. Jamais on ne fait ça pour d’autres affaires ». Une des raisons avancées : « Dès qu’il y a une mise en examen sur une ouverture trop large, les syndicats de police se mettent en branle : le parquet est sous pression », dénonce une autre.

« Il faut être honnête, confesse la première, les concepts juridiques sont appliqués de manière différenciée en fonction des personnes impliquées et non des faits ». Et, globalement, les juges gardent une bonne image de la police et compatissent à leurs conditions de travail dégradées. 

Police / Justice
Publié dans le dossier
Violences policières, tabou judiciaire
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