« L’écologie est une bataille collective, systémique et anticapitaliste »

Depuis 2018, la jeune militante Léna Lazare réfléchit aux stratégies pour faire vaciller la politique néolibérale et antiécologique des macronistes. Et s’en prend aux « technosolutionnistes ». Un regard lucide et radical jamais hors sol.

Vanina Delmas  • 25 janvier 2023 libéré
« L’écologie est une bataille collective, systémique et anticapitaliste »
© Maxime Sirvins

Depuis quelques mois, vous êtes au cœur de la lutte contre les mégabassines dans le Marais poitevin. Pourquoi est-ce devenu une lutte emblématique ?

Léna Lazare : À l’été 2021, le collectif « Bassines non merci » est intervenu lors d’une rencontre des Soulèvements de la terre car il souhaitait que la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres prenne de l’ampleur. La Confédération paysanne a tout de suite voulu s’impliquer dans cette campagne, et nous avons organisé une première série d’actions d’intrusion sur un chantier dès le mois de septembre.

Ces mégabassines sont des cratères en plastique de plusieurs hectares, des ouvrages qui pompent énormément d’eau dans les nappes phréatiques l’hiver pour que les exploitants agricoles qui les construisent puissent irriguer pendant l’été. Ils parlent de « réserves de substitution » et pensent que, sans ce système, l’eau de l’hiver serait « perdue ».

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C’est une méconnaissance totale du cycle de l’eau et du vivant : tout milieu naturel a besoin de cette eau, notamment une zone humide comme le Marais poitevin, et c’est encore plus précieux dans un contexte de dérèglement climatique. Se battre contre les mégabassines, c’est mener un combat pour que l’eau reste un commun et pour enrayer un nouvel outil qui servira l’agro-industrie.

Pourquoi ?

Nos adversaires ont argué que c’était de l’agribashing, une lutte de militants écolo-urbains face aux agriculteurs. Or ce système de mégabassines ne sert qu’à mettre sous perfusion une agriculture intensive, antiécologique et qui assèche les sols. Ça ne profite qu’à un petit nombre d’exploitants : le projet de seize mégabassines sur le bassin de la Sèvre niortaise ne concerne que 6 % des agriculteurs.

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Il y a encore très peu de mégabassines en France – contrairement à l’Espagne, par exemple – mais nous sommes dans une période d’accélération de ce genre de projets. Des protocoles publics sont discutés, dont l’un a été signé récemment dans la Vienne. Notre mot d’ordre « Pas une bassine de plus » n’a jamais changé et nous demandons un moratoire sur l’ensemble des projets. Nous le répéterons lors de la manifestation internationale antibassines le 25 mars prochain dans le Poitou-Charentes.

Après votre action à Sainte-Soline en octobre 2021, où vous avez déterré un bout de canalisation, Gérald Darmanin a dit qu’« un certain nombre d’actes s’apparent[aient] à de l’écoterrorisme ». En décembre, Le Parisien révélait un rapport du service du renseignement territorial, sorti après une action contre le groupe Lafarge, qui parlait de « l’inquiétant virage radical des activistes écologistes ». Êtes-vous étonnée ?

J’étais surprise que le ministre emploie un terme aussi fort qu’« écoterrorisme ». Je pense que cela le décrédibilise, mais je pars toujours du principe que c’est une vraie stratégie, que ce n’est pas un faux pas de communication. Le jour de l’action, l’attention médiatique était focalisée sur nous et l’éventualité d’une nouvelle ZAD, alors que nous étions dans un champ prêté par un agriculteur, situé à deux kilomètres de la mégabassine ciblée.

ZOOM : Léna Lazare en quelques dates

1998 : Naissance.

2011 : La catastrophe nucléaire de Fukushima est un choc pour la jeune fille et marque sa prise de conscience écologique.

2018 : Première virée à Notre-Dame-des-Landes.

2019 : Création de Youth for Climate France et première grève mondiale pour le climat.

2021 : Léna Lazare obtient son brevet agricole mention « ferme agroécologique » et s’engage dans les Soulèvements de la Terre.

Cela fait des mois que les autorités essaient de tirer ce fil autour de la prétendue radicalisation des jeunes du mouvement climat, des écolos. Je pense surtout qu’elles tentent de légitimer la répression qu’elles nous infligent grâce à un récit policier s’entêtant à prouver que nous sommes dangereux.

Que sont les Soulèvements de la Terre ?

Lors d’une grande assemblée en 2021 réunissant le mouvement climat, des collectifs en lutte localement contre des projets polluants et imposés ainsi que des organisations paysannes, nous avons décidé de créer un mouvement qui lutterait avec les paysan·nes, car nous estimions que les questions liées au foncier agricole étaient trop peu abordées dans la mouvance écolo. Les terres agricoles qui sont accaparées et artificialisées ont besoin qu’on les défende.

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Nous avons aussi choisi de remettre les actions de sabotage ou de désarmement au goût du jour, en les menant toujours en plein jour et lors de grandes manifestations. C’est très fort de voir des membres de la Confédération paysanne revendiquer un démontage d’infrastructures agricoles : cela rappelle leurs actions coup de poing comme le démontage du McDo de Millau en 1999.

Ne craignez-vous pas que le recours à des actions radicales comme le sabotage ne vous desserve ?

On retrouve les débats des années 1970, portés par exemple par Françoise d’Eaubonne, qui affirmait que « le sabotage est une contre-violence ». Ce mode d’action nous paraît légitime, car nous nous attaquons à des armes qui nous broient. Je peux comprendre que le gouvernement ait peur, car le mouvement écolo est très bien organisé et veut passer à la vitesse supérieure.

Le sabotage nous paraît légitime car nous nous attaquons à des armes qui nous broient.

Nous n’avons plus le choix : nous devons nommer nos ennemis, démanteler les infrastructures écocidaires, car cela fait cinquante ans que les choses vont dans le mauvais sens. Nos stratégies sont rejointes et défendues par de plus en plus de monde, parce que nos arguments sont implacables. Par exemple, j’ai commenté l’action contre Lafarge sur BFMTV, et le responsable de communication du groupe a eu du mal à être convaincant lorsque j’ai rappelé que Lafarge est l’une des vingt usines les plus polluantes de France.

Les grands pollueurs n’ont plus le soutien de la population. Sur les mégabassines, nous avons le soutien d’un large pan des organisations pour une justice écologique et sociale, de la CGT à Greenpeace, y compris pour les actions de désarmement. Nous sommes en train de gagner la bataille culturelle, donc ceux d’en face veulent endiguer cette vague.

La répression policière a-t-elle des répercussions sur le mouvement ?

Pour le moment, la détermination est intacte. Mais nous sommes conscients que les conséquences ne sont pas les mêmes pour un jeune d’Extinction Rebellion et pour un paysan de la Confédération paysanne qui siège dans les instances agricoles. La FNSEA a décidé de harceler les membres de la Confédération partout, même certains qui n’avaient pas participé aux actions, qui vivent à l’autre bout de la France. Chaque mode d’action est discuté en amont, et en effet nous ne pouvons pas toujours monter crescendo sur le degré d’offensivité des opérations, car il s’agit d’abord de prendre soin les uns des autres.

« Nous n’avons plus le choix : nous devons nommer nos ennemis, démanteler les infrastructures écocidaires, car cela fait cinquante ans que les choses vont dans le mauvais sens. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Comment analysez-vous l’évolution du mouvement climat depuis 2018 ? S’est-il égaré, que ce soit en se cachant derrière des slogans hors sol ou en s’éloignant de la lutte anticapitaliste ?

Les organisations auxquelles j’appartenais, comme Youth for Climate, ont été claires dès 2019 : sans sortie du productivisme et du capitalisme, impossible d’avoir une politique écologique cohérente. Même si les rapprochements avec les gilets jaunes ont permis aux organisations écologistes d’ouvrir de nouveaux horizons, de relier écologie et social, il faut reconnaître que nous étions surtout entre personnes assez privilégiées.

En outre, la vision libérale de l’écologie portée par le gouvernement macroniste, culpabilisante et individualiste, a infusé dans la société. Nous avons eu du mal à contrecarrer cela, à faire résonner un nouveau récit montrant que l’écologie est une bataille collective, systémique et anticapitaliste. Aujourd’hui, tout le monde doit prendre conscience que ce qui est à l’origine du ravage écologique global se produit tous les jours près de chez soi, et qu’on peut agir.

Je reconnais qu’il est difficile de s’attaquer à des multinationales en ciblant uniquement leur siège ou en menant des actions coups de poing comme lors de l’assemblée générale des actionnaires de Total. Localement, les brèches pour mettre en péril leur système sont beaucoup plus grandes. Amazon en est le parfait exemple : la France est le pays où ce groupe rencontre le plus de difficultés à implanter ses entrepôts car de nombreux habitant·es se mobilisent contre et gagnent !

Pour toutes ces raisons, vous vous impliquez beaucoup plus dans des luttes locales, notamment au sein de l’association Terres de luttes. Quel est le rôle de cette association ?

Terres de luttes a été lancée en 2021 par quelques militant·es du mouvement climat qui se croisaient sur différentes mobilisations, notamment Chloé Gerbier et Victor Vauquois. L’idée est de créer des outils pour amplifier des luttes qui se mènent sur tout le territoire contre des projets inutiles et imposés, comme des projets d’autoroute, de centre commercial, d’entrepôt XXL ou d’extension d’aéroport, qui bétonnent des terres agricoles et naturelles.

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Nous pouvons aider les opposants sur le plan logistique lors d’actions, sur le plan juridique pour rédiger un recours, leur donner des conseils pour mieux communiquer, mais aussi les mettre en réseau avec d’autres luttes semblables (coalition contre les fermes-usines, pour la sauvegarde des jardins populaires…). Nous voulons rendre visibles ces combats à l’échelle nationale et créer un récit commun autour de ces contestations citoyennes.

Nous avons aussi lancé un fonds de dotation, désormais autogéré par les luttes. Les petits collectifs n’ont pas forcément accès aux fondations qui sont habituellement les mécènes des grandes associations écologistes, car leurs demandes sont trop modestes (500 à 2 000 euros). Ainsi, les militant·es se réapproprient le fonds de dotation, qui est un outil financier puissant.

Qu’est-ce qui incite des personnes souvent loin d’être des activistes à s’engager dans ces luttes parfois radicales ?

D’après une étude réalisée par le sociologue Kevin Vacher, intitulée « Les David s’organisent contre Goliath », le déni de démocratie est le premier élément déclencheur. Les gens ne sont pas dupes : quand il y a une consultation publique chez eux, qu’ils expriment leur opposition au projet et que celui-ci se réalise quand même, cela crée beaucoup de colère et d’envie d’agir.

Les projets de panneaux photovoltaïques qui détruisent des forêts et des terres agricoles pour s’installer, c’est non !

Ils sont d’abord animés par un sentiment d’injustice, puis au fil des mois, en se renseignant, ils finissent par percevoir le côté systémique de ces projets inutiles. À Amiens, par exemple, il y a eu une mobilisation contre l’implantation d’un entrepôt commercial XXL d’abord parce que personne ne voulait voir des dizaines de camions défiler devant sa porte. Ensuite, le discours s’est enrichi sur la nécessité de préserver les terres qui nous nourrissent.

Le mouvement climat doit-il s’engager davantage pour décrypter les discours sur le développement des énergies renouvelables (ENR) ou sur le nucléaire ?

Un article du Figaro sur les luttes locales disait que nous sommes des « anti-tout ». Ce n’est pas le cas, mais nous interrogeons les politiques menées. Il faut effectivement plus de renouvelables, mais lesquels ? La loi d’accélération sur les énergies renouvelables fait passer nombre de projets écocidaires sur tout le territoire pour des démarches vertueuses. Les projets de panneaux photovoltaïques qui détruisent des forêts et des terres agricoles pour s’installer, c’est non !

Ces débats sur l’énergie montrent la nécessité d’être dans une lutte anticapitaliste. Du côté des ENR, il s’agit de consommer des ressources en bétonnant des terres qui nous nourrissent, afin de produire de l’énergie qui sert à des choses probablement superflues, car nous ne sommes pas dans un système nous permettant de redéfinir collectivement nos besoins. Du côté du nucléaire, c’est toujours le moyen de produire beaucoup d’énergie quasiment en continu. Maintenant que le charbon est devenu moins acceptable dans la société, le capitalisme voit le nucléaire comme sa dernière chance.

Ces débats sur l’énergie montrent la nécessité d’être dans une lutte anticapitaliste.

L’offensive pronucléaire est toujours aussi intense et, même dans le mouvement climat, certaines personnes sont perdues sur ce sujet. La tentation de réduire l’écologie à des questions de comptabilité carbone est très forte : certains se disent que, si c’est pour économiser du CO2, ce n’est pas si grave de détruire un sol et des terres.

En quoi la réforme des retraites concerne-t-elle les jeunes activistes climatiques ?

L’écologie est une question de justice sociale ! C’est le même système économique qui est à l’origine des inégalités sociales, qui les fait perdurer, se reproduire, et qui est responsable des crises écologiques et des ravages de la biodiversité. Quand j’ai commencé à militer à l’université, c’était en 2016, l’année de la loi travail.

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La dernière grosse mobilisation avant la pandémie de covid-19 et les confinements, c’était déjà pour les retraites, donc j’ai intériorisé l’idée que les réformes détricotant nos droits sont de pire en pire. Cette réforme aurait pu être une occasion de réfléchir sur la place du travail dans la vie des gens.

Je ne travaille pas forcément d’une façon comptabilisée par le système donc, comme beaucoup d’activistes, je ne crois pas trop à la retraite pour notre génération. Mais j’espère que, quand j’aurai 60 ans, on aura remporté de grandes victoires qui auront profondément transformé la société, dans un système plus juste et écologique pour toutes et tous.

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