Préfets, les jouets de Macron

Ces serviteurs de l’État ont bénéficié d’un élan centralisateur à la faveur des dernières réformes. Mais au prix d’une rude mise au pas. Fliqués par le pouvoir central, ils perdent de vue leur rôle constitutionnel de contrôle de légalité.

Nadia Sweeny  • 1 février 2023 libéré
Préfets, les jouets de Macron
© Arthur N. Orchard / Hans Lucas / AFP.

Jean Moulin était préfet. Maurice Papon aussi. Deux manières de servir l’État qui illustrent ce que le corps préfectoral peut produire de meilleur comme de pire. Créée sous Napoléon, cette figure ambiguë de l’État est toujours sur la ligne de crête entre administration et politique. En plus de deux cent vingt ans, elle a traversé les régimes et su s’adapter à la République.

Désormais, son rôle est inscrit dans la Constitution : représentant « chacun des membres du gouvernement », le préfet « a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Des territoires aux administrations centrales, il incarne la stabilité de l’État. Les politiques passent, lui reste. La manière dont un gouvernement le traite donne à lire l’orientation d’un pouvoir.

Dans la préfectorale, milieu feutré et codifié, chaque décision du pouvoir central est scrutée à la loupe. Le ­mercredi, jour du Conseil des ministres, est redouté comme le jugement dernier. Or, dès son arrivée, Emmanuel Macron a marqué au fer rouge sa relation avec ce corps. En octobre 2017, il limoge le préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Henri-Michel Comet, à la suite d’une attaque au couteau à Marseille.

L’assaillant, qui a tué deux jeunes femmes, avait été interpellé deux jours plus tôt pour vol et remis en liberté malgré sa situation irrégulière. Le préfet, fusible de la République, saute. La décision est brutale. « Mon uniforme pourra aller au feu », a lancé Comet, des larmes dans la gorge. « L’éviction d’un préfet aussi respecté après plus de trente-cinq ans de service a créé un climat de tension énorme dans le corps », se souvient un sous-préfet.

 Pour Macron, la qualité première d’un haut fonctionnaire, c’est la fidélité, pas la compétence.

D’autant qu’au même moment le nouveau président sort de sa cage dorée de la Cour des comptes un préfet honni par ses pairs : Didier Lallement. « Pour Macron, la qualité première d’un haut fonctionnaire, c’est la fidélité, pas la compétence, rappelle un fin connaisseur des rouages internes. Il a une vision impériale de l’État. » Pour le corps préfectoral, la reprise en main ne fait aucun doute. « Le président de la République en fait un sujet personnel sur le modèle de l’Ancien Régime. Tout le monde est au garde à vous », témoigne-t-on en interne. Et le glissement s’opère.

Trouillomètre

Sur un territoire, « la force du préfet, c’est la carotte – les dérogations, les subventions et dotations d’État – et le bâton – le contrôle de légalité » explique un sous-préfet. Sa manière de servir, et surtout qui il sert, s’analyse au travers de ses décisions. Ainsi, l’éviction de la préfète d’Indre-et-Loire, Marie Lajus, fin 2022, fleure bon la missive impériale.

La préfète paie pour avoir, au nom du droit de l’environnement, trop gêné les élus locaux proches du pouvoir en donnant son accord à trois projets d’éoliennes, en stoppant une déviation défendue par la droite locale, en annulant le feu d’artifice de Vincent Louault, maire local et fils du sénateur UDI d’Indre-et-Loire. « Elle nous fait chier avec son cul pincé », entendait-on au congrès des maires du département (1).

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D’après 37°, un magazine local.

Alors, quand elle s’oppose au Da Vinci Labs, projet d’implantation de start-up, au titre du respect de la loi climat et résilience, c’est la goutte d’eau. Le 7 décembre, Marie Lajus est limogée. Pour une élue régionale, « elle a eu le tort d’emmerder les barons locaux, qui n’ont pas l’habitude de se voir opposer une femme qui a de la poigne ».

Pour d’autres, elle paye sa proximité avec les écolos et sa difficulté à travailler avec la droite. Dès son arrivée, son remplaçant, Patrice Latron, joue la rondeur : « Il peut y avoir des dérogations. » Le message est clair : « “On ne vous demande pas d’appliquer la loi, on vous demande d’obéir”, comprend un haut fonctionnaire. Avant, c’était feutré, maintenant, ça s’assume et ça fonctionne au trouillomètre. »

Une arme politique

Ainsi dérogations et contrôles de légalité sont appliqués de façon variable en fonction des intérêts politiques. À Strasbourg, la préfète macroniste Josiane Chevalier saisit les tribunaux administratifs, obligeant la mairie à évacuer un campement d’exilés. Jeanne Barseghian, maire EELV, rétorque en attaquant l’État pour « carence en matière de mise à l’abri de personnes ». À Poitiers, le « bébé Macron » Jean-Marie Girier dégaine des contrôles de légalité contre la municipalité EELV.

Un zèle qui détonne quand on sait que seules 20 % des décisions des collectivités sont contrôlées par les préfets sur l’ensemble du territoire, d’après le rapport de la Cour des comptes de novembre 2022. Pourtant, le plan préfecture nouvelle génération (PPNG) de 2016 s’engageait à renforcer cette « mission prioritaire des préfectures ».

Avant, ils étaient des gardiens de la République, maintenant ils sont les sbires politiques du gouvernement.

La Cour des comptes est formelle : « Aucun des objectifs n’a été atteint. » Pire, en matière de contrôle budgétaire, les saisines préfectorales ont chuté de 40 % entre 2014 et 2021, et celles qui sont effectuées visent principalement des communes de moins de 10 000 habitants. La raison ? « Une partie des grandes collectivités sont dirigées par des élus connus et influents », reconnaît la cour. « La Macronie n’en a rien à foutre du contrôle de légalité » lâche le fin connaisseur. Son seul intérêt, c’est l’arme politique qu’il représente. Et les préfets s’y plient.

« Avant, ils étaient des gardiens de la République, maintenant ils sont les sbires politiques du gouvernement », attaque une élue régionale. Un glissement accéléré par la crise du covid, pendant laquelle « on a eu un festival de mesures absurdes », regrette une sous-préfète. La vie quotidienne fut réglementée de la promenade du chien à la position dans l’espace public.

« La préfectorale en a été le bras armé, avec un degré de contestation extrêmement faible, précise-t-elle. C’est devenu banal de dire aux gens de ne pas sortir de chez eux et, dans les préfectures, beaucoup se sont révélés très à l’aise avec ça. » Or le maintien des libertés fondamentales est un objectif prioritaire de l’État.

Les préfets ont-ils abdiqué ? « On a toujours été le corps le plus soumis de la République, temporise un sous-préfet. La France s’est construite sur le centralisme car, dès qu’on délègue du pouvoir à des élus locaux, ils s’empressent d’en faire des duchés. Il y a une crainte de revoir se former les parlements de province, une crainte historique du roi de ne pas contrôler ses fiefs. »

On a toujours été le corps le plus soumis de la République.

La défiance entre l’État central et les collectivités territoriales qui n’ont pas la même coloration politique que le gouvernement est originelle. Ainsi, malgré le mouvement de décentralisation opéré depuis les années 1980, « la France n’a pas construit une doctrine de politique publique d’essence décentrée », reconnaît Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Rennes.

Émerge alors un mouvement paradoxal de centralisation dans la décentralisation, créant un fonctionnement hybride et fragile qui décuple la servilité des représentants étatiques. Au gré des lois de mutualisation de la fonction publique (2) et avec la baisse drastique des masses salariales, de nombreuses spécialités territoriales se sont diluées dans les grandes directions régionales, elles-mêmes fusionnées.

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Révision générale des politiques publiques (RGPP) de 2007, modernisation de l’action publique (MAP) de 2012, plan préfecture nouvelle génération (PPNG) de 2016, etc.

Résultat : au niveau départemental, « le préfet est en slip, raille un haut fonctionnaire. Ses troupes d’aides à la décision sont parties ou peu efficaces». Par ailleurs, « depuis l’avènement du “new public management”, qui se résume à faire plus avec moins, il y a un tel resserrement de l’encadrement que la compétition explose et, avec elle, la capacité d’acceptation aux injonctions, poursuit-il. Notre système s’accommode du béni-oui-oui : plus on est proche de “Dieu”, plus ce qui est attendu et sélectionné est un continuum mou entre compromis et compromission ».

Nominations de complaisance

La réforme des grands corps d’État, appliquée depuis janvier 2023, et qui fusionne la préfectorale avec les autres dans les « administrateurs de l’État » devenus interchangeables, renforce cette dépendance au pouvoir politique. « La suppression du corps préfectoral nous sort de l’entre-soi: désormais, n’importe quel haut fonctionnaire peut devenir préfet grâce à ses compétences, admet un sous-préfet. Là où le bât blesse, c’est qu’on considère que l’expérience est validée parce qu’on sort du cabinet du président. »

Derrière les discours d’ouverture, les nominations de complaisance explosent. « On n’a plus besoin de faire un “cursus honorable” pour être préfet, peste la sous-préfète. La réforme a accentué le phénomène de cour : ceux qui sont nommés doivent tout à l’autorité politique et deviennent des chiffons. »

Emmanuel Macron fait ainsi régulièrement valser les préfets et propulse des profils sans expérience. Entre les jeunes loups de son cabinet et ceux de ses alliés politiques, comme la très sarkozyste Salima Saa, directrice commerciale chez Veolia puis Suez Eau France, devenue momentanément préfète de Corrèze, « le tiers des préfets est concerné par une nomination présidentielle : je n’ai jamais connu un phénomène de cette ampleur. Le turn-over est impressionnant », s’alarme un sous-préfet.

Ceux qui sont nommés doivent tout à l’autorité politique et deviennent des chiffons.

« Les personnes moins expérimentées n’ont pas été éprouvées sur leurs valeurs et sont donc moins solides, alerte un autre haut fonctionnaire. On va payer ça dans quinze ans avec une augmentation des faits de corruption derrière des permis de construire, la gestion des déchets, l’énergie, le logement. L’État et la nation se délitent. »

Au même moment, la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur, promulguée le 24 janvier, donne à ces préfets fragiles de nouveaux pouvoirs. Outre la départementalisation de la police nationale et l’éventuelle main sur la police judiciaire, le préfet peut désormais déclencher un état d’urgence local d’un mois, renouvelable sans limite.

Une concentration du pouvoir local entre ses mains, à la façon d’un président de la République en guerre. « C’est lunaire, s’étouffe la sous-préfète. L’état d’urgence est censé être rare et décidé démocratiquement, or le préfet n’est même pas élu ! »

Pour d’autres observateurs, cette loi se limite à un effet d’affichage : les préfets peuvent déjà déclencher des plans d’urgence comme le plan blanc (sanitaire) ou le plan Orsec (sécurité civile). « C’est montrer que l’État reprend la main », pense Gildas Tanguy, maître de conférences à Sciences Po-Toulouse.

La communication est un point sensible de la politique d’Emmanuel Macron, et les préfets, habitués à l’ombre, doivent prendre la lumière. Depuis 2017, les préfectures investissent les réseaux sociaux, ­faisant feu de tout bois pour montrer qu’elles agissent, quitte à virer au ridicule.

Culture du résultat

Les préfets doivent s’habituer à une nouvelle culture du résultat. Non seulement ils sont notés, mais, depuis 2022, une partie complémentaire de leur rémunération est « liée à l’évaluation des objectifs inter­ministériels » et à la mise en œuvre de leurs « feuilles de route ».

Une sorte de politique du chiffre s’impose depuis 2019 avec l’arrivée des « objets de la vie quotidienne », liste d’items prioritaires imposés d’en haut avec une exigence de remontée qui nourrit le « baromètre des résultats de l’action publique » et, par conséquent, la communication gouvernementale.

Le préfet remplit son tableau et doit montrer ses chiffres : le degré de micro-management est effarant.

« Le préfet remplit son tableau et doit montrer ses chiffres : le degré de micro-management est effarant », se désole une sous-préfète. « Cependant, est-ce mieux d’avoir des indicateurs de performance opposables ou de rester sur du doigt mouillé intégral ? » se demande un sous-préfet.

Pour le chercheur Romain Pasquier, « on devrait surtout avoir des évaluations indépendantes. En France, comme on ne sait pas évaluer les politiques publiques, on renforce les pouvoirs de coordination pour obliger à rendre des comptes. La politique publique française n’est pas performante : il va falloir se regarder en face ! » L’empereur en est-il seulement capable ?

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Société
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