« L’Île rouge » : la magie de Fantômette

Robin Campillo met en scène la vie à Madagascar au début des années 1970 où se trouvent encore des militaires français et leur famille.

Christophe Kantcheff  • 30 mai 2023 abonné·es
« L’Île rouge » : la magie de Fantômette
Madagascar, une « oasis » de l’entre-soi blanc, où les hommes sont machistes et les femmes attentives à la bonne éducation de leurs enfants.
© Gilles Marchand.

L’Île rouge, Robin Campillo, 1 h 57.

Madagascar – « l’île rouge » – a obtenu son indépendance en 1960, mais la présence française s’est prolongée jusqu’au début des années 1970. Les militaires vivent dans l’enceinte d’une base de l’armée, comme Robert Lopez (Quim Gutiérrez) et sa femme, Colette (Nadia Tereszkiewicz), qui y élèvent leurs fils, dont le plus jeune, Thomas (Charlie Vauselle), est l’un des protagonistes du nouveau film de Robin Campillo. L’histoire nous est contée en partie à travers ses yeux.

Si le collègue et ami de Robert, Guedj (David Serero), et sa femme (Sophie Guillemin), chantent la douceur de vivre, on ressent à certains signes que l’atmosphère n’est pas aussi paradisiaque. Par exemple, Thomas surprend son père ordonnant sèchement à son employé malgache de repartir là d’où il vient. Celui-ci est à peine entré dans le cadre qu’il doit disparaître.

L'île rouge Campillo

C’est le seul Malgache que l’on apercevra pendant tout le début du film, installé à ce moment-là dans cette « oasis » de l’entre-soi blanc, où les hommes sont machistes et les femmes attentives à la bonne éducation de leurs enfants. La musique, due à Arnaud Rebotini, qui avait déjà signé celle de 120 Battements par minute, joue aussi son rôle dans l’instauration d’une ambiance trouble. Car même lorsqu’on s’amuse lors d’un repas ou d’une fête, se glisse sous les rythmes enjoués une ligne de basse sourde discrètement malaisante.

La « faille » vient du soldat Bernard (Hugues Delamarlière). Jeune marié avec Odile (Luna Carpiaux) – mais celle-ci rompt et rentre vite en France –, il est ensuite amoureux de Miangaly (Amely Rakotoarimalala). Relation inacceptable pour les Français.

C’est alors que les invariants de l’ex-colon ressurgissent : on lâche des stéréotypes racistes, de nature sexuelle, à l’encontre de la jeune femme malgache pour expliquer l’attirance de Bernard pour elle. Et l’on met tout en œuvre pour briser cette idylle scandaleuse, y compris un exorcisme auquel procède le prêtre militaire, ce qui plonge Bernard dans la neurasthénie.

À ce stade, on pourrait imaginer que L’Île rouge prend l’allure d’une charge contre les stigmates de la colonisation et d’un portrait acide de ces Français cyniques ou inconscients. Il n’en est rien. Ou, plus exactement, cet aspect critique est bien présent – même si les personnages ne sont jamais caricaturés ni condamnés – mais le film acquiert plus d’ampleur à mesure qu’il avance.

Axe merveilleux

Ainsi, il y a l’univers enfantin que porte Thomas. Madagascar est pour lui un espace de découverte et d’imaginaire, qu’il observe, avec une amie de son âge (Cathie Pham), en se cachant des adultes. Tous deux sont des lecteurs assidus de Fantômette, dont certaines de leurs lectures sont traduites au sein du film sous forme de brèves animations, qui mettent en scène Fantômette elle-même. Ces petites histoires, qui ne sont pas des interférences gratuitement ludiques, révéleront finalement leur sens. Elles tirent le film vers son axe merveilleux.

Cette même œuvre fait coexister ce qui ferait d’ordinaire l’objet de différents films.

L’île n’a pas seulement ses charmes naturels, elle a aussi des beautés surnaturelles, comme ces graviers lumineux qui émerveillent Thomas. Les fulgurances plastiques (la scène de la projection en plein air de Napoléon, le film d’Abel Gance, est splendide), loin de tout esthétisme, donnent la mesure de la difficulté de partir – l’armée française a finalement reçu l’ordre de rentrer chez elle. Campillo fait là ressentir ce que sera la nostalgie de ce pays, en particulier pour Thomas, dont on devine qu’il n’y reviendra jamais.

L'île rouge Campillo
Madagascar est pour Thomas un espace de découverte et d’imaginaire. (Photo : Gilles Marchand.)

Enfin, dans une dernière partie absolument somptueuse dont on ne dira rien, le point de vue change radicalement puisqu’il est dévolu aux Malgaches (on peut même dire qu’ils s’en emparent). Ainsi, une même œuvre fait coexister ce qui ferait d’ordinaire l’objet de différents films : l’habitus colonial, la nostalgie à venir des rapatriés, l’émancipation d’un peuple jusqu’ici dominé.

Ce sont les moyens du cinéma, et eux seuls – le scénario, la photographie, la musique, le jeu des comédiens… –, qui sont ici à l’œuvre. Employés avec une rare intelligence, ils confèrent au film une portée politique beaucoup plus explosive que n’importe quelle posture dénonciatrice. Bref, avec Robin Campillo, L’Île rouge est loin d’être d’une seule couleur.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes