Au bonheur des dames

À voir en rediffusion sur Arte, le film Casa Susanna de Sébastien Lifshitz fait le récit d’une communauté d’hommes vivant en femmes dans les États-Unis des années 1950-1960, un lieu d’affranchissement individuel et collectif.

Christelle Taraud  • 21 juin 2023
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Au bonheur des dames
© Agat Films / Ex-Nihilo

Casa Susanna de Sébastien Lifshitz (2023), à voir sur Arte jusqu’au 12 octobre 2023.

Gros plan sur un visage buriné par le temps, cheveux longs d’un blanc laiteux qui tombent sur les épaules et, en voix off : « Tous les moments que j’ai passés ici furent merveilleux ». Le « ici » en question se trouve à Jewett dans les Catskills, État de New York ; la personne qui parle, c’est Kate, qui fait le récit de son expérience vécue à la Casa Susanna (1), une communauté d’hommes vivant en femmes dans les États-Unis des années 1950-1960. Devant la maison blanche inondée d’une lumière automnale, Kate raconte les spectacles donnés dans la vieille grange attenante à la Casa Susanna : « Halloween 1962. J’étais un petit cygne dans Le Lac des cygnes […]. J’adorais être là. Pour une fois, les gens étaient eux-mêmes. » 

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Dans le film de Sébastien Lifshitz, Casa Susanna, Arte, 2023.

Kate souligne aussi la dimension politique de cette fragile communauté de travestis dans l’Amérique puritaine de l’époque en rappelant que c’est précisément en 1962 que Virginia Prince (1912-2009) – l’une des pionnières de l’activisme transgenre (c’est elle qui fonde en 1960 la revue Transvestia) – crée pour les travestis hétérosexuels masculins états-uniens la Fondation pour l’expression de la personnalité (FPE), qui deviendra la Société pour le second soi. Car il ne s’agit pas seulement de s’habiller et de vivre en femme, en un temps, pourtant, où le travestissement masculin était un délit aux États-Unis et où les travestis étaient considérés comme des « malades » qu’il fallait soigner par électrochocs : il s’agit aussi d’être femme. Ce dont témoigne simplement Diana, des années plus tard, devant la caméra de Sébastien Lifshitz : « Entre le CE2 et le CM1, je m’endormais en priant pour me réveiller en fille. »

Casa Susanna

Lieu d’affranchissement individuel et collectif, la Casa Susanna le fut certainement, en tant qu’espace d’expression d’un soi réel et libéré des convenances sociales et des normes de genre. Pendant dix ans, ses réunions, évidemment clandestines, ont été photographiées. Ces albums souvenirs à usage privé constituent aujourd’hui une source majeure d’information sur le lieu, la communauté qui y résidait ponctuellement, mais aussi sur l’histoire d’un combat liant les questions de travestissement, de transsexualité et/ou de transidentité. Le film de Sébastien Lifshitz – dont on avait déjà remarqué l’évocation sensible de la trajectoire singulière de Bambi (2021), portrait intimiste et subtil de Marie-Pierre Pruvot, l’une des premières femmes ouvertement transgenres françaises (2) – fait émerger l’incroyable histoire d’un lieu et des personnes qui l’ont constitué et incarné tout à la fois, symbolisant en même temps la résistance face à une société intolérante et l’espoir de participer à la construction d’un monde plus fluide et inclusif. 

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Marie-Pierre Pruvot, J’inventais ma vie (5 tomes), Ex Aequo, 2013.

Au travers de cette vie parallèle qui représente, pour les membres de la Casa Susanna, une parenthèse enchantée, on perçoit ce que fut ce lieu extraordinaire, en suspension : « une aventure secrète à l’insu de tous », « un sentiment sublime d’exaltation », une respiration infime, mais persistante, qui rend possible l’impossible, imaginable l’inimaginable.

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Idées
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