La Palestine, un peuple bien vivant

L’Institut du monde arabe met en lumière le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, un musée « en devenir ». Sa collection raconte la douleur d’un peuple et montre la richesse de l’art palestinien. 

Lucas Sarafian  • 21 juin 2023 abonné·es
La Palestine, un peuple bien vivant
Un métro à Gaza, photographie de Mohamed Abusal, 2011.
© Mohamed Abusal.

Ce que la Palestine apporte au monde / Institut du monde arabe, du 31 mai au 19 novembre. À lire également : Ce que la Palestine apporte au monde, collectif, Seuil, collection « Araborama », 336 pages, 25 euros.

La confrontation est puissante. D’un côté, une trentaine de tirages lithographiques sur la Palestine, commercialisés au XIXe siècle par la société Photoglob Zürich, qui véhiculent une image mythifiée et stéréotypée. De l’autre côté, une série de photo­graphies à caractère autobiographique prises en 2003 par Raed Bawayah sur la condition des travailleurs palestiniens sans permis en Israël, obligés de traverser la frontière de manière illégale pour gagner leur vie. Parmi elles, une vue saisissante de deux hommes dans une petite chambre où les lits n’ont pas l’air assez nombreux pour tous ceux qui y vivent. Elle rappelle la précarité et l’insécurité de ces dizaines de milliers de Palestiniens, sous la menace constante d’être emprisonnés et contraints de payer environ 700 euros par mois pour obtenir un permis de travail. Le retour à la réalité est brutal et nécessaire.

Avec l’aide de l’artiste Ernest Pignon-Ernest, Elias Sanbar, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, donne naissance à un musée « en devenir ». Pour l’occasion, l’Institut du monde arabe devient temporairement le lieu d’accueil du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. « C’était important d’avoir un lieu pour exprimer concrètement cette obsession culturelle palestinienne », lance Elias Sanbar, qui souhaiterait que l’établissement s’installe, à terme, à Jérusalem-Est.

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Les collections du futur musée se composent uniquement de dons d’artistes des cinq continents. Les concepteurs ont demandé aux artistes de « choisir parmi leurs travaux celui qu’ils souhaitaient proposer au public palestinien ». Ainsi, près de 500 pièces sont conservées dans les réserves de l’Institut et moins de 20 % sont exposées, selon Elias Sanbar. Depuis 2015, date à laquelle Jack Lang, le président du lieu, a signé un partenariat avec la délégation permanente de la Palestine auprès de l’Unesco, l’IMA a la garde de cette collection et organise des expositions temporaires. C’est la cinquième de ce type. En attendant la levée de l’embargo à Jérusalem, Sanbar continue sa récolte de dons : « Depuis que nous avons annoncé le début de l’exposition, ça n’arrête pas. Nous sommes en contact permanent avec des artistes. » L’exposition explore les territoires des arts plastiques, de la littérature et de la photographie, sans ligne directrice si ce n’est celle de montrer que la Palestine est un espace qui inspire les artistes. Ce pays n’est pas « un cadavre culturel », selon les mots d’Elias Sanbar.

Ce pays n’est pas ‘un cadavre culturel’.

Ainsi, une peinture figurative de Jo Vargas sur laquelle on devine un peuple levant les bras se retrouve à côté d’une sérigraphie sur toile d’Hervé Télémaque, l’un des deux premiers donateurs de ce musée « en exil », et d’une œuvre d’un pionnier du street art, Jef Aérosol, This world is (y)our world, une enfant tenant le monde dans ses deux mains. Au milieu de la salle où se trouvent ces œuvres, une pièce expose le projet du collectif gazaoui Hawaf (« marges », en arabe) : un musée en réalité virtuelle « contre la destruction et l’oubli ». Un ensemble d’œuvres accessibles sur un cloud, afin de détruire les frontières d’un territoire sous embargo et privé de musée.

Ce qu’ont vécu les Palestiniens n’est pas éludé. La photographie en noir et blanc d’Anne-Marie Filaire d’un checkpoint dans le camp de Kalandia est saisissante. Une dizaine de personnes, de dos, sont amassées devant le principal point de passage entre Jérusalem et la Cisjordanie. Au-dessus d’elles, des barbelés. Seule une jeune fille, inquiète, se tourne pour regarder l’objectif. Cette prise de vue raconte le quotidien de milliers de Palestiniens qui doivent passer par cet endroit pour aller travailler. Leur circulation est contrôlée, leur liberté empêchée. Pas loin, une toile de 8 mètres de long de Jacques Cadet, nommée Exil Palestine. L’artiste toulousain peint une femme du camp de réfugiés de Jabilia assise sur des ruines et seule. Un mur l’empêche de voir la Terre sainte. Les coups de pinceaux enfantins tranchent avec la solitude tragique de cette Palestinienne.

Les mots de Mahmoud Darwich

Ces œuvres dialoguent avec certaines pièces de la collection de l’IMA. Dans Histoire de mon pays, Ahmad Nawash, artiste palestinien au style onirique, peint des personnages aux corps déformés qui marchent dans une direction inconnue, tandis que d’autres flottent dans le ciel. Une grande tristesse se dégage de cette scène absurde où personne n’a de destination. À l’image de la douleur d’un peuple déraciné qui a vu sa terre lui être confisquée. La toile du peintre arméno-libanais né à Jérusalem Paul Guiragossian, intitulée La Grande Marche, décrit la violence de la guerre civile de 1948. Des taches de sang viennent salir les corps qui vont ensuite connaître une autre souffrance, celle de devoir fuir leur pays. Une référence aux plus de 700 000 Palestiniens qui ont été forcés de quitter l’endroit où ils vivaient lors de la Nakba (« catastrophe », en arabe) à la suite de la création de l’État d’Israël.

L’exposition est rythmée par les mots de Mahmoud Darwich, l’un des plus grands poètes arabes contemporains, disparu en 2008, dont Sanbar est le traducteur. L’auteur de La terre nous est étroite (2000) a raconté l’exil forcé et l’injustice faite à la communauté palestinienne. Ses poèmes sont calligraphiés sous plusieurs formes par Rachid Koraïchi et Hassan Massoudy. Le public entend également « L’éloge de l’ombre haute », un poème tragique qui se déploie pendant une heure et vingt minutes, et qu’il a déclamé devant le Conseil national palestinien en exil à Alger en février 1983, à la suite du massacre des réfugiés palestiniens des camps de Sabra et Chatila, à Beyrouth.

Plus haut dans le bâtiment pensé par l’architecte Jean ­Nouvel se trouve Jean Genet – ou plutôt deux de ses valises, qu’il avait confiées en 1986, quelques jours avant sa mort, à Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères sous François Mitterrand. ­L’auteur des Bonnes (1947) et de Journal d’un voleur (1949) était aussi un grand défenseur de la cause palestinienne. Il a consacré les quinze dernières années de sa vie à cet engagement. Ces valises, cachées par Dumas pendant trente-quatre ans avant qu’il décide de les céder à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec) en novembre 2019, renferment notamment l’adaptation scénaristique du premier roman de Genet, Notre-Dame des Fleurs (1943), écrite à la demande de David Bowie, ou encore un manuscrit d’Un captif amoureux (1986), publié quelques mois après son décès.

Montrer des moments de vie

« Loin d’une chronique victimaire, l’exposition donne à voir le monde en Palestine et la Palestine au monde », annonce d’entrée le musée. En clair, cette exposition se donne aussi pour objectif de transformer les représentations de ce peuple trop souvent réduit au conflit qui l’oppose à Israël. Les nombreuses photographies de la Palestine contemporaine révèlent un peuple prompt à l’autodérision, cette « plus grande forme de résistance » pour Elias Sanbar. La série Cinema for survival d’Amer Nasser met à l’honneur le festival Red Carpet, organisé dans les ruines de Gaza chaque année en même temps que le Festival de Cannes. En partant du constat ironique que les Gazaouis « ont une certaine expertise pour creuser des tunnels », les photographies de Mohamed Abusal, réunies dans Un métro à Gaza, imaginent des stations de métro dans un réseau qui relierait le nord et le sud de la ville.

Une discussion entre deux jeunes hommes assis sur des fauteuils rouges au milieu de ruines, une séance de javelots à proximité de la « barrière de sécurité », ce mur séparant Israël et la Cisjordanie : comme la série Occupied Pleasures de Tanya Habjouqa, l’exposition s’efforce de montrer des moments de vie malgré l’omniprésence de la situation politique. « Je suis d’un peuple dont on a dit qu’il n’existait pas, dont on a systématiquement effacé l’image », souligne Elias Sanbar. Cette exposition apporte la preuve que le peuple palestinien est bien vivant.

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Exposition
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Temps de lecture : 7 minutes