Comment Blanquer a pris l’option du tri social 

Syndicats et enseignants constatent que les inégalités se sont aggravées sous le mandat de l’ancien ministre de l’Éducation. Dédoublement des classes en REP, explosion du lycée général, délaissement de la filière pro : ils dressent un bilan et expriment leurs inquiétudes.

Malika Butzbach  • 29 juin 2023 abonné·es
Comment Blanquer a pris l’option du tri social 
La réforme du bac menée par Jean-Michel Blanquer a pénalisé les familles les plus éloignées des codes scolaires.
© Joël Saget / AFP

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Quand elle pense à sa fin de carrière, Marie soupire. Enseignante en CP jusqu’en 2022, elle se demande ce que sont devenus ses élèves. « Je ne suis pas de nature pessimiste mais là, quand on voit ce qui les attend avec le collège et le lycée, c’est un tri social pur et dur qui s’annonce. » La jeune retraitée évoque aussi celui qui l’a décidée à prendre un départ en retraite anticipé : Jean-Michel Blanquer. « J’en ai connu, des ministres, mais des comme lui, jamais. Je me suis sentie méprisée durant cinq ans. » L’ancien Dgesco (1) sous la présidence de Nicolas Sarkozy présente le record de longévité rue de Grenelle. « Pour tous les syndicats, ça a été long », soupire à son tour Guislaine David, cosecrétaire générale du Snuipp-FSU, le syndicat majoritaire des enseignants du premier degré.

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Le directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco) est le numéro 2 du ministère de l’Éducation nationale.

La syndicaliste ne se berçait pas d’illusions à l’arrivée de Jean-Michel Blanquer : « J’avais lu ses livres. Il ne faisait pas de doute que nous ne partagions pas la même philosophie de l’éducation et de l’enseignement. » Des ouvrages que Marie avait également feuilletés, curieuse. « Ce qui m’a frappée, c’est une vision très élitiste de l’enseignement et une vision faussée de la méritocratie. Durant son mandat, les politiques publiques et les réformes menées n’ont fait que creuser les inégalités sociales et scolaires entre les élèves. »

Une pseudo-mesure sociale en éducation prioritaire

Pourtant, la seule mesure dite « sociale » de l’ancien ministre concerne le premier degré et les deux enseignantes : le dédoublement des classes de CP puis de CE1 et de grande section de maternelle dans les écoles en éducation prioritaire. Dans les autres établissements, ce dispositif s’est traduit par le plafonnement à 24 élèves par classe sur ces mêmes niveaux. Mais, plus de cinq ans après, le bilan de cette mesure demeure mitigé. En premier lieu au regard d’un rapport du Sénat (2), qui interroge « sur les moyens consacrés à la réduction du nombre d’élèves par classe ». Alors que ces mesures nécessitent 19 300 emplois, « sur l’ensemble du quinquennat, seuls un peu plus de 7000 ont été créés ».

Guislaine David est, elle aussi, nuancée sur la mesure destinée à réduire les inégalités sociales. « Cela a permis de reconnaître ce que nous répétons depuis longtemps : l’effectif de la classe est un facteur de réussite. Diminuer le nombre d’élèves devant l’enseignant améliore les conditions d’apprentissage de tous. » Mais, de fait, le dédoublement ne touche qu’une part limitée des élèves, à peine 5 %. « Pourquoi ne pas l’avoir étendu à tous les autres niveaux ? », s’interroge la militante.

Une vision élitiste de l’enseignement et une vision faussée de la méritocratie.

Derrière cette mesure sociale se cache une vérité budgétaire tout autre. Vu la crise de recrutement du métier d’enseignant et le peu de moyens de l’Éducation nationale, le dédoublement a eu des répercussions dans les autres classes. « Cela a beaucoup coûté en postes que l’on a pris ailleurs, au détriment d’autres niveaux, ce qui a donné des classes de 25, voire 28 élèves parfois. Mais on a aussi supprimé des postes pour les remplaçants et les Rased, ces enseignants et psychologues scolaires spécialisés pour les élèves en difficulté. Et ces choix, nous les payons encore actuellement », regrette Michaël Marcilloux, de la CGT Éduc’Action. En bref, plutôt que de limiter les inégalités, le ministère a « déshabillé Pierre afin d’habiller Paul ».

La com’ des neurosciences

Pour combattre les inégalités sociales, Jean-Michel Blanquer a sa formule magique : les neurosciences, qui consistent à étudier le cerveau et sa manière d’apprendre. Mais le sujet est avant tout une communication politique. Alors que le ministre évoque ces sciences partout, son action s’arrêtera à la mise en place du neuropsychologue Stanislas Dehaene à la tête du conseil scientifique de l’Éducation nationale.

«Il est clair que les analyses sociologiques et psychologiques rebutent le ministre, d’où son attrait pour une méthode présentée comme scientifique, observait Pierre Merle, sociologue spécialiste des politiques éducatives (voir Politis n° 1692). Mais même les neuroscientifiques le disent: on ne peut se couper des questions de pratiques pédagogiques et d’environnement d’apprentissage. Il n’existe pas de méthode universelle en éducation. »

«Ce sujet permet surtout d’éviter la dimension politique des inégalités, et donc de contourner le problème sans le résoudre », abonde Guislaine David. Un sujet pourtant difficile à esquiver alors que, année après année, les études Pisa (3) répètent que la France est l’un des pays de l’OCDE où le lien entre le statut socio-économique et la performance scolaire est le plus fort.

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Programme international pour le suivi des acquis des élèves.

Cette méthode des neurosciences s’accompagne d’un discours d’injonction sur le retour aux savoirs fondamentaux, à savoir « lire, écrire, compter et respecter autrui ». Mais surtout les trois premiers. « On a eu une circulaire pour nous dire comment on devait apprendre aux élèves à lire, se rappelle Guislaine David. Mais, outre la question de l’injonction pédagogique, ce discours sur les savoirs fondamentaux est une forme de renoncement scolaire. On cantonne les élèves de milieu populaire au strict minimum et on laisse les familles prendre en charge la culture humaniste ou scientifique, qui demeure hors de portée des classes populaires. »

Ce renoncement se voit d’autant plus dans la réforme du lycée professionnel. Menée en silence en 2018, alors que cette voie regroupe près d’un tiers des lycéens, cette réforme poursuit une tendance ancienne de diminution du volume horaire. En trente-cinq ans, les élèves ont perdu 1 370 heures d’enseignement, passant de 3 890 heures à 2 520. Une baisse qui concerne notamment les cours dits d’enseignements généraux. « Depuis 2019, la formation au baccalauréat professionnel a été amputée de dizaines d’heures d’enseignement de lettres, de mathématiques, d’histoire-géographie, de langues, -d’enseignement moral et civique », regrettait Jean-Paul Delahaye, ancien Dgesco dans une tribune (4). En français, les élèves avaient 4,5 heures hebdomadaires en 2009. Ils n’en ont plus que deux depuis la réforme de Jean-Michel Blanquer. « Tout est fait pour les cantonner à leur métier : on ne leur donne pas la possibilité de continuer leurs études ou même de changer de voie. D’autant que beaucoup d’élèves orientés vers la voie pro ont déjà des difficultés scolaires. Le discours qu’ils reçoivent c’est : “Comme tu n’es pas assez bon en maths, tu n’en feras plus.” Alors qu’au contraire il faudrait les accompagner davantage ! », s’indigne Michaël Marcilloux.

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« Vous n’avez rien dit pour défendre l’enseignement général au lycée professionnel. Ce sont les enfants des autres », tribune de Jean-Paul Delahaye ancien directeur général de l’enseignement scolaire, publiée dans Le Monde le 20 septembre 2022.

La jungle du lycée général 

La réforme de la voie professionnelle s’est faite dans l’ombre de celle de sa grande sœur : la voie générale. « Pourtant, les deux suivent la même logique de tri social »,observe Michaël Marcilloux.« En faisant disparaître les filières S, ES et L  au profit d’enseignements de spécialité, c’est une jungle qu’on a créée, estime Marie Perret, enseignante de philosophie et présidente de l’Appep (5). Les élèves et les familles les plus éloignés des codes scolaires se retrouvent perdus dans cette jungle. »

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Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public.

À la fin de la seconde, les lycéens doivent choisir trois enseignements de spécialité, puis deux à la fin de la première. «Le but de la réforme était d’exploser le système pour répartir les bons élèves dans l’ensemble des enseignements de spécialité. C’est une réforme efficiente mais également plus discriminante», observe l’historien de l’éducation Claude Lelièvre.

Le débat, qui se cristallisait sur l’ancienne filière S, perçue comme la voie pour les bons élèves, se reporte désormais sur l’enseignement de spécialité de mathématiques. Exclue du tronc commun, cette matière devient un élément de tri parmi d’autres. « Avec Parcoursup, le choix des spécialités a un impact sur la poursuite des études, explique Sophie Vénétitay du Snes-FSU. Par exemple, dans certaines formations d’économie, on va exiger des futurs étudiants qu’ils aient pris l’enseignement des mathématiques. Mais demander à un jeune de 15 ans de choisir en fonction de ses futures études, c’est complètement hors sol. Cette réforme prône le concept du libre choix. Mais, sans accompagnement de la part de l’institution, ce libre choix ne fait qu’accentuer les inégalités entre élèves. »

Parcoursup a généralisé la possibilité de sélectionner les élèves.

Parcoursup, la nouvelle plateforme d’affectation dans l’enseignement supérieur, symbolise à elle seule la logique de tri mise en place durant ce quinquennat. Elle généralise à l’ensemble des cursus du supérieur la possibilité de classer les élèves et, de fait, si le nombre de candidats excède le nombre de places disponibles, à les sélectionner. Une sélection qui, auparavant, ne se faisait que dans certaines formations, dont celles considérées comme les plus élitistes.

«Le discours politique met en avant la responsabilisation de l’élève qui choisit son parcours en étant acteur de son orientation. Mais cette responsabilisation est un poids sur les épaules des jeunes, notamment en cas d’échec. À un lycéen qui n’est pas sélectionné pour la formation de son choix sur Parcoursup, on dira que c’est de sa faute puisqu’il n’a pas pris la bonne spécialité, souligne Michaël Marcilloux. On reproche à ceux qui n’ont pas les codes d’échouer. »

Souvent, Marie repense à ses élèves de CP de Saint-Denis. « Certains ont dû s’inscrire sur Parcoursup cette année. J’espère de tout cœur qu’ils auront la formation qu’ils veulent, mais je le sais : parce qu’ils sont scolarisés en éducation prioritaire, le système joue contre eux. »

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