Prof : changer le métier pour ne plus avoir à changer de métier

Dévalorisée, sous-payée, mise sous pression et finalement désertée : la profession d’enseignant a besoin d’une refondation, pas d’un « pacte » macronien.

Laurence De Cock  • 30 juin 2023
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Prof : changer le métier pour ne plus avoir à changer de métier
Pap Ndiaye lors d’une réunion sur la crise des recrutements à l’académie de Créteil, le 23 août 2022.
© Betrand Guay / AFP

Cet article est issu de notre nouveau hors-série : « Dessine-moi l’école publique ». Un numéro exceptionnel de 52 pages, à découvrir en kiosque et sur notre boutique en ligne !

« Un prof, ça change la vie pour toute la vie. » Le nouveau slogan du ministère peine à camoufler son échec patent à résoudre la crise de recrutement des enseignants, sous une formule mièvre et creuse qui substitue l’incantation au projet politique – une formule digne de la Macronie. Reste un constat accablant : le métier d’enseignant n’attire plus, et c’est l’avenir de l’école publique qui est en jeu. Les derniers chiffres dont nous disposons indiquent 2 411 départs volontaires en 2020-2021. Cela ne pèse certes pas lourd statistiquement en regard du total de 800 000 enseignants, mais c’est quatre fois plus qu’une décennie plus tôt. La tendance est à la hausse et les voyants sont au rouge car ces démissions s’accompagnent d’une crise de recrutement historique, autant pour le premier que pour le second degré.

Sessions de job dating

En 2022, 3 733 postes ouverts aux concours n’ont pas été pourvus, soit 16 %. On manque de statistiques sur l’abandon en cours de route des étudiants en master enseignement (MEEF) soumis à des conditions de travail impossibles à tenir : prise en charge de classes, écriture d’un mémoire, préparation d’un concours très exigeant. Mais toutes les universités et tous les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) sont unanimes : les inscriptions dégringolent et les cours se vident.

C’est peu dire que les enseignants se sentent piétinés par un pouvoir sourd et aveugle à leurs demandes.

Chaque rentrée voit se multiplier des sessions de « job dating » pour recruter en urgence. Des contractuels sont embauchés parfois en quarante-cinq minutes. L’institution leur promet un accompagnement et une formation dont la plupart ne voient jamais la couleur. Et quelle formation digne de ce nom -pourrait-on offrir à des enseignants dans la panique et l’urgence de la prise en charge d’une ou de plusieurs classes ? Rien ne va ici : ni l’image d’un métier présenté comme faisable par toutes et tous dans l’improvisation, ni l’accompagnement des personnes jetées dans le grand bain avec le plus grand mépris.

Une seule chose semble compter aux yeux de l’institution : mettre un adulte devant chaque classe pour calmer la colère potentielle des parents et pouvoir communiquer tranquillement autour d’une rentrée qui se passe bien. Naturellement, c’est dans les quartiers populaires que la pénurie d’enseignants est la plus criante, c’est-à-dire là où l’exercice du métier est souvent le plus difficile, le moins confortable (et le plus formateur, à condition d’arriver avec quelques compétences pédagogiques solides). Il est fréquent que certains enfants, dès la première année de maternelle, voient défiler plusieurs enseignants dans l’année ; certains ne restent que quelques semaines. Comment tisser une relation pédagogique qui nécessite du temps long ? Que dire de ce premier contact entre des enfants et l’école de la République ?

Récit triomphaliste

Dans son récent ouvrage Enseignants, de la vocation au désenchantement (La Dispute, 2023), la sociologue Sandrine Garcia interroge les raisons de ce désamour. Elle explique à quel point les enseignants se sentent disqualifiés et souffrent de la transformation des conditions de travail résultant du nouveau management public depuis les années 2000. Dans l’Éducation nationale, ce dernier prend la forme d’une attente de performances immédiatement quantifiables et d’une mise en concurrence des personnels. La profession souffre des injonctions permanentes à l’efficacité, qui s’accompagnent souvent d’un autoritarisme des cadres intermédiaires, courroies de transmission des consignes ministérielles. Les demandes sont souvent irréalisables : individualiser les accompagnements, évaluer le plus possible, différencier les pédagogies, assister à telle ou telle réunion, etc.

Les enseignants pointent le décalage entre des commandes technocratiques et un terrain essoufflé, davantage occupé à trouver le bon nombre de tables et de chaises pour accueillir les élèves dans des conditions à peu près décentes, à se demander comment terminer un programme indigeste et infaisable dans les temps impartis, à s’occuper d’élèves vivant parfois dans un contexte social très précaire ; bref, à se démener sur de multiples tâches très éloignées des commandes ministérielles. Se développe un sentiment de décalage entre le récit triomphaliste raconté au sommet par les ministres successifs, qui mettent en scène leurs visites dans des établissements vidés de leurs personnels, et le récit de la réalité du métier, exténuant, méprisé, ingrat.

Un sentiment de décalage se développe entre le récit triomphaliste des ministres et la réalité du métier.

À tout ceci s’ajoute, surtout depuis le mandat de Jean-Michel Blanquer, une peur de plus en plus diffuse chez les enseignants, sommés de faire preuve d’« exemplarité » depuis l’adoption de l’article 1 de la loi Blanquer. Quasiment plus aucun n’accepte de répondre en son nom dans les médias, craignant un retour de bâton. Les affaires de répression de militants syndicalistes ou pédagogiques se sont multipliées ces dernières années, singulièrement depuis le mouvement d’opposition à la réforme du baccalauréat en 2019. De plus en plus, les enseignants sont traités comme de simples exécutants alors qu’ils se vivent – à raison – comme des experts de leur métier.

Inutile, enfin, de s’appesantir sur le salaire des enseignants en France, inférieur de 19 % à la moyenne de l’OCDE, qui dit à lui seul le peu de considération pour la profession. Une situation que le ministre Pap Ndiaye se félicite de commencer à enrayer par la mise en place de ce qu’il qualifie sans honte de « revalorisation », quand il s’agit en majeure partie d’un « pacte enseignant » sur la base du volontariat, à condition de travailler (encore) plus, et non d’une augmentation salariale susceptible, notamment, de compter pour la retraite. C’est peu dire que les enseignants se sentent piétinés par un pouvoir sourd et aveugle à leurs demandes, qui les empêche, selon eux, de faire leur travail correctement.

Une mission décisive

Commençons par rappeler que, contrairement à ce qu’en dit la communication ministérielle, un prof ne change pas la vie pour toute la vie. Dire ceci, c’est nourrir une vision du métier qui fait reposer sur le mérite individuel de l’enseignant la condition de la « réussite ». On peut se souvenir avec émotion d’un enseignant et reconstruire a posteriori un récit autobiographique lui imputant notre propre trajectoire, mais ce n’est pas là que se niche le sens du métier d’enseignant. L’école peut changer une vie, pas un prof.

L’école peut changer une vie, pas un prof.

C’est pourquoi enseigner est d’abord un geste d’engagement au service de l’intérêt général. Le métier repose sur une conviction forte : l’éducation par l’école sert un projet de société. Parce que l’école est un lieu de savoirs et que l’émancipation par les savoirs est au cœur du pacte républicain. Certains enfants n’ayant que l’école pour accéder à ces savoirs, l’enseignement se charge alors d’une dimension sociale. L’enseignant est celui qui porte la responsabilité de travailler à la justice sociale par le biais des outils dont il dispose : ses savoirs disciplinaires et pédagogiques. La mission est grave, décisive, même, pour certains enfants. Elle appelle une formation à la hauteur de ces attendus et interdit le recrutement précipité de personnes n’ayant jamais réfléchi au métier.

La formation des enseignants doit comporter une solide base disciplinaire, mais elle ne peut faire l’économie d’une formation initiale et continue aux sciences sociales liées à l’enfance (sociologie, histoire, philosophie, sciences cognitives), à la didactique et à la pédagogie. Elle ne se fait pas « en dehors du temps de travail », comme le rêvent nos vendeurs d’austérité : elle fait partie du métier. En attendant qu’une alternance politique ait le courage d’en faire l’une de ses priorités, cette formation est possible dans des associations, syndicats ou collectifs. Car enseigner est aussi un métier reposant sur le collectif – ce que l’autoritarisme ministériel actuel tente de démanteler. Reprendre en main son métier, c’est donc aller chercher le collectif là où il se trouve : dans son établissement, dans des associations, des réseaux ou des groupes militants pédagogiques afin de serrer les rangs, tenir, pouvoir craquer, se mettre en retrait quelque temps pour mieux revenir.

L’heure n’est plus à regretter le bon vieux temps des « hussards de la République », mais à réinventer un métier. 

Rien ne sera possible sans une amélioration des conditions matérielles, à commencer par la rémunération des enseignants. Non pas un « pacte », mais une augmentation salariale sans conditions, à la hauteur de l’utilité sociale et de la dignité de la fonction. Enfin, si l’on admet que la société actuelle entame une nécessaire bifurcation politique et écologique, alors le métier d’enseignant a sa partition à jouer dans le passage de relais à destination d’une jeunesse sur laquelle repose une lourde responsabilité. L’heure n’est plus à regretter le bon vieux temps des « hussards de la République », mais à réparer, consolider et réinventer un métier à la hauteur de cette gageure : protéger, faire penser et faire agir les enfants. 

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